Tendances de l’information : concentration, fragmentation, politisation…

Le paysage médiatique français se concentre, sous la pression économique et politique. Parallèlement se multiplient de petits médias à la portée limitée. Les inégalités d’accès à l’information sont en partie le reflet de ce clivage des éditeurs de contenus.

Plusieurs facteurs se conjuguent pour favoriser ces regroupements, rachats et prises de participation :

1. Concentrations : une volonté de contrôle et d’influence

Elle sont d’abord le fait d’une poignée de milliardaires. Vincent Bolloré, Bernard Arnault, François Pinault, Xavier Niel, Serge Dassault et autre Martin Bouygues contrôlent un nombre impressionnant de titres et médias Français. C’est ce que montre l’infographie du Monde diplomatique actualisée chaque année.

En 2021, c’est surtout Vincent Bolloré qui a fait preuve d’un appétit en mettant la main sur les titres du groupe Lagardère : le JDD, Paris Match, Europe 1. Le milliardaire breton a des ambitions politiques et investit sur son poulain Eric Zemmour, dont la présence quotidienne sur CNews a servi de tremplin efficace.

L’autre fusion monstre annoncée cette année est celle de TF1 et M6 qui attend encore la validation de l’Arcom et l’autorité de la concurrence.

2. Nécessité d’atteindre une audience monétisable

Cela, soit par volume, soit par la qualité d’un public affinitaire, sur une « verticale » ou pour acquérir une communauté.

Les groupes Le Monde et Le Figaro n’ont cessé ces dernières années de racheter et intégrer des sites et services pour gagner en volume d’audience et rivaliser ainsi avec Google, Facebook ou Amazon. Le Monde a ainsi racheté L’Obs en 2015 après que celui-ci se soit offert Rue89 en 2011. Le Groupe Le Figaro a répliqué à son rival par l’absorption de CCM Benchmark en 2015, après avoir avalé Le Particulier en 2009 et une galaxie de sites de petites annonces en 2010 pour créer Le Figaro Classified.

Car, si les investissements publicitaires numériques croissent, ils vont surtout dans les poches des GAFAM. Ces derniers ont siphonné 74 % des dépenses mondiales en publicité numérique en 2021, selon eMarketer. Et ils sont en bonne voie pour absorber plus de 50 % des investissements publicitaires totaux en 2022.

3. L’évolution des formats publicitaires accentue ces concentrations

Les investissements nécessaires sont importants – pour peu qu’on ait une audience qualifiée suffisante.

La publicité programmatique représente désormais 65% des dépenses du display (slide15), or ce type de publicité favorise les géants qui seuls peuvent investir dans une infrastructure technique performante, une qualification des données optimale et une équipe commerciale nombreuse. Sans la maitrise de ses propres outils, l’éditeur doit s’en remettre à une foule d’intermédiaires. Chacun prélève sa part, ce qui réduit la marge de l’éditeur, déjà entamée par le système des enchères.

Le succès croissant des formats video et audio (pages 12 et 13), plus récemment, favorise les plus gros acteurs également, pour les mêmes raisons.

4. Difficulté à recruter les profils utiles

Les petits ou moyens acteurs médiatiques ont du mal à recruter les profils devenus indispensables à leur performance économique : développeurs, data-analysts, experts du marketing, de l’intelligence artificielle

D’abord, ils peinent à s’aligner sur les salaires qui grimpent du fait du déséquilibre entre offre et demande. Ensuite, l’attractivité de leur marque rivalise mal avec celle des gros acteurs médiatiques, ou celle des nouveaux acteurs venus du secteur technologique.

5. Le paysage informationnel se fragmente et favorise un certain pluralisme

Il se passe dans le domaine de l’information ce qui se produit dans l’ensemble de la société : une archipelisation des contenus, pour reprendre les termes de Jérôme Fourquet.

De fait, parallèlement à la concentration qui se poursuit, co-existe une multiplicité de petits titres et sites, aux lignes éditoriales marquées. Et pour cause, les nouveaux venus doivent impérativement se distinguer des grandes marques médias.

Les Jours, Blast, AOC, Rue89 Strasbourg, Far Ouest, Mars Actu, Mediacités, Reporterre, Street Pressleur liste s’allonge à mesure que les journalistes déçus des grands desks, ou « remerciés » via un plan social, créent leur propre média. Ce qui fait le bonheur du Spiil qui recrute de nouveaux adhérents à la fois web et print.

Ce foisonnement des nouveaux médias dont on doit se réjouir, car il favorise le pluralisme de l’information, ne doit pas masquer une inégalité forte vis-à-vis des médias traditionnels à la fois en termes de couverture et de ressources.

Les petits titres indépendants sont lus par des communautés restreintes et restent peu connus de la masse des citoyens. Par ailleurs, les indépendants tirent la langue, peu soutenus par les aides d’Etat qui profitent surtout aux gros titres papiers.

Certains ont trouvé un modèle d’affaire à force de travail. Mais beaucoup restent précaires et disparaissent chaque année. Ils sont pour partie absorbés par les grands groupes qui y puisent un levier d’innovation externe.

C’est le cas de Le Drenche intégré par Ouest France qui propose ainsi une plateforme interactive, de débats*. Autre exemple : NetMedia Group, groupe média BtoB qui rachète le site Ekopo dédié à l’économie éthique et responsable. Il s’agit là de s’offrir une communauté engagée sur des thématiques valorisées par la société et donc par les annonceurs.

*Le site communautaire n’a pas été racheté, mais est juste intégré et incubé par Ouest France précise son fondateur.

6. Une tendance à la repolitisation, voire au militantisme

On assiste de manière générale à une repolitisation sensible de l’information qui s’explique par l’évolution du modèle d’affaire. Avant 2010, il fallait toucher une audience la plus large possible pour récupérer le maximum de revenus publicitaires. Les cinq premiers de chaque catégorie récupéraient alors les deux tiers des budgets publicitaires, d’où la course à l’échalote de l’audience.

Ceci a conduit à lisser les lignes éditoriales, notamment sur le web, pour fédérer le plus grand nombre. Cette « neutralité » présentait aussi l’avantage de pouvoir servir d’alibi déontologique, sous couvert d’équilibre et de professionnalisme.

Or, depuis 2017, selon le Reuters Institute, 95% des éditeurs ont basculé vers un modèle hybride privilégiant l’abonnement. Désormais, il faut convaincre des lecteurs de payer pour s’informer. Un engagement politique plus prononcé permet de convertir plus facilement en abonnés son noyau de fidèles, pour les marques déjà positionnées comme Le Figaro, Libération ou Marianne.

Cette tendance confirme les travaux du chercheur Armando Garcia Pires selon lequel l’orientation idéologique d’un titre, plus ou moins large dépend surtout de la taille du marché publicitaire.

Les petits médias sont globalement plus engagés et politisés que les grands médias généralistes. Pour émerger et aller chercher des communautés spécifiques, ces médias adoptent un ton plus critique, voire militant en faveur de la justice sociale, du climat, des femmes, des animaux… Ils retrouvent aussi l’intérêt des lecteurs par leur travail d’enquête et leurs révélations, travail parfois délaissé par la presse traditionnelle, et en particulier locale.

Certains médias non payants adoptent aussi des positionnements en phase avec leurs jeunes publics, comme Konbini ou Brut , en particulier sur les thématiques égalitaristes.

Autre facteur clé de cette repolitisation : le contexte économique et environnemental très angoissant. La jeune génération s’inquiète – à raison – de sa survie ni plus ni moins, ce qui conduit à une forme radicalisation des positions, que l’on constate plus particulièrement sur Twitter.

Enfin, le besoin d’utopie et de réenchanter le monde de la part des plus jeunes conduit aussi vers un journalisme plus militant, notamment sur le thème de l’égalité. Avec parfois une concurrence des causes qui conduit à un affrontement violent. Les trans contre les femmes, les femmes contre les hommes, les « racisés » contre les blancs… et une course à la distinction morale absurde et dangereuse sur le plan de la cohésion sociale.

7. Les inégalités d’accès à l’information vont se renforcer

En moyenne, 11% des Français seulement ont payé pour de l’information en ligne en 2019 selon le Reuters Institute (page 11). La majorité des citoyens s’informe par la télévision, la radio et les sources gratuites glanées sur le web et les réseaux sociaux. On y cotoie le meilleur et le pire. L’information n’est pas toujours vraie, elle est rarement contextualisée et jamais hiérarchisée.

C’est ce qui me faisait écrire en 2017 « Les instruits toujours mieux informés, pour les autres, il y a Facebook et Hanouna ».

Par ailleurs, la volonté de s’informer « autrement », par défiance politique, pousse des individus parfois instruits vers la désinformation. Sans parler des 10 à 15% de Français en rejet total des institutions et qui forment le gros des troupes des Gilets jaunes ou des antivax.

S’ajoute le problème de la confusion des genres de plus fréquente entre information et communication. Les marques, institutions publiques, collectivités territoriales produisent désormais leurs propres contenus qui se mélangent à ceux des médias dans le flux des réseaux sociaux.

Ils prennent d’ailleurs une place croissante dans la consommation des publics à mesure que les médias réduisent l’accès à leurs contenus gratuits pour le réserver à leurs abonnés. Les habitants s’informeraient à 71% via les bulletins municipaux contre 55% via leur quotidien régional selon cette étude (certes orientée par le commanditaire, mais révélatrice néanmoins d’une vulgarisation de la consommation de contenus communicationnels).

Tous ces secteurs hors-média sont d’ailleurs de gros recruteurs de journalistes et pallient le manque d’offres de la presse écrite, en difficulté économique. En témoigne cette étude de 2017 sur l’insertion et réinsertion des journalistes (voir page 20).

8. La désaffection à l’égard de l’actualité, risque ultime

Enfin, une autre tendance et non des moindres se dégage des évolutions d’usages. C’est celle du désintérêt pur et simple vis-à-vis de l’actualité d’une part croissante de la population.  Si en 2017, les Français étaient 93% à considérer l’information importante, voire très importante, ils ne sont aujourd’hui plus que 60% à le penser.

Les enquêtes révèlent une pratique d’évitement des informations anxiogènes et une forme de repli vers le divertissement et le plaisir (tendance ancienne qui s’accentue avec la crise climatique, la guerre en Ukraine et autres catastrophes…).

Ainsi, le Reuters Institutedans son étude annuelle de 2019 (étude pdf), a interrogé pas moins de 75.000 personnes dans 38 pays. 32% d’entre elles, évitent régulièrement ou parfois les actualités, un chiffre en augmentation de trois points depuis deux ans. Les deux premières raisons invoquées sont l’impact négatif sur leur humeur (58%), et le sentiment d’impuissance qu’ils éprouvent (40%).

Face à toutes ces tendances inquiétantes, on ne peut que souhaiter un service public d’information fort et exigeant. Je me félicite du succès croissant de France culture qui est une source incroyable de contenus de qualité. Mais il reste encore beaucoup à faire pour ce qui concerne l’information quotidienne en télévision, trop superficielle, trop consensuelle.

On annonce régulièrement cette télé comme moribonde mais la petite lucarne reste le canal d’information privilégié pour une large majorité de Français (48%) et notamment les plus fragiles socio-économiquement.

Cela supposerait un changement de statut et la fin de la tutelle ancienne du politique sur l’audiovisuel public. Hélas, c’est loin d’être l’axe privilégié par Emmanuel Macron. Le président veut au contraire augmenter ce contrôle, en supprimant la redevance remplacée par le financement budgétaire classique. Le financement de l’information public pourrait ainsi être davantage soumis au bon vouloir des gouvernants. Ce n’est pas de bon augure non plus.

Concentrations des gros médias, politisation et polarisation des lignes éditoriales, désintérêt d’une partie du public vis-à-vis de l’actualité… les tendances du paysage informationnel français ne sont pas très réjouissantes. On peut se féliciter du regain de pluralisme lié au foisonnement de nouveaux sites et titres d’information.

Mais il touche peu de monde finalement et a tendance aussi à encourager une fragmentation communautaire. En somme, l’ensemble des évolutions que je perçois ne me semble ni bon ni pour la cohésion sociale, ni pour la démocratie. Il faudrait à mon sens une régulation publique beaucoup plus ambitieuse et globale.

Rééquilibrer les aides à la presse en faveur du pluralisme, revoir les statuts de l’audiovisuel public avec une gouvernance mixte et autonome du politique, renforcer les sanctions de l’Arcom face aux dérives de certaines chaînes privées, développer l’éducation aux médias à l’école etc.

👉 Les propositions du Spiil sont une bonne base de travail.

Cyrille FRANK

[Consultant, formateur, conférencier] voir mon cv plus détaillé

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