Pourquoi il faut bel en bien en finir avec les « articles fantômes »

Les « articles fantômes » peu lus doivent être chassés des sites d’info. Non par démagogie ou course au trafic, mais parce qu’ils ne rendent pas assez service aux lecteurs.

En Allemagne, 80 % des articles sont des « articles fantômes » selon une étude allemande menée dans le cadre du projet DRIVE  (Digital Revenue Initiative). Celle-ci, lancée en 2020 et regroupe désormais 30 éditeurs d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse.

Est considéré comme « fantôme », un article qui a reçu moins de cinq heures de temps de lecture cumulée de l’ensemble de ses visiteurs. Pourquoi cinq heures ? Parce que c’est le temps de production moyen d’un article, selon ces éditeurs. Donc, un article lu moins longtemps qu’il n’en faut pour le produire, est considéré comme « fantôme ».

La majorité de ce qui est produit n’est vu, lu, entendu par personne

J’ai pu moi-même constater fréquemment dans les différentes rédactions où je suis intervenu qu’une bonne part des articles produits ne sont pas consultés. Il y a plusieurs raisons à cela.

1. D’abord, il y a la concurrence phénoménale de tous les contenus produits, en raison de la mondialisation de l’accès via Internet. Autrefois les journaux papiers locaux se heurtaient à leur concurrents géographiques immédiats, distribués sur leur zone. Aujourd’hui, un article national de Sud Ouest peut être concurrencé par celui du New York Times.

Et cette bataille pour l’attention ne se limite pas à l’information, toute petite par rapport aux autres centre d’intérêt de la plupart des gens. En atteste le dernier rapport « State of the mobile » de data.ai. L’actualité ne représente que 1,7% du temps passé sur les applications mobiles en 2024.

Pour avoir une chance d’être lu indépendamment de l’intérêt de l’article lui-même, il faut donc être bien diffusé, ce qui me faisait dire que la « qualité de l’information ne suffirait pas à sauver la presse »

2. Ensuite, il y a une redondance forte des contenus proposés.

L’INA et Julia Cagé dans le livre « L’Information à tout prix » constataient en 2017 que 64% des contenus produits étaient du pur copier-coller. Les auteurs de l’étude remarquaient aussi qu’il fallait en moyenne moins de 3 heures pour qu’un article soit repris par ses concurrents en ligne.

Le rôle de l’AFP qui produit les mêmes contenus à ses clients n’est d’ailleurs pas négligeable et pose la question de l’économie même de l’agence dans un système médiatique globalisé. On a d’ailleurs vu ces derniers temps plusieurs titres tels Le Point renoncer à l’abonnement AFP pour se concentrer sur l’actualité originale, avec succès, tant sur l’audience que sur le recrutement ou fidélisation des abonnés.

3. Enfin, la nécessité de bien distribuer favorise les grosses machines et grandes rédactions :

  • Il faut optimiser du référencement naturel (SEO), ce qui demande des compétences techniques de plus en plus fines, et de l’investissement
  • Il faut proposer beaucoup de contenus frais et actualisés pour émerger dans les premiers résultats de Google
  • Il faut être organisé pour bien coordonner son activité éditoriale et avoir une chance de remonter sur Discover, de plus en plus puissant en termes de trafic
  • Il faut avoir une équipe marketing pour repérer les tendances, optimiser le trafic, proposer des produits et des services pour capter et retenir l’attention

La fin programmée des contenus longs ?

Sur LinkedIn, Lola Craviotto s’est émue de cette chasse aux contenus fantômes.

« C’est insensé de croire qu’on peut écrire une enquête ou un reportage en moins de cinq heures. Sans compter le temps de pré-enquête (documentation, interviews…). Perso, je n’écris que des longs papiers. Ça veut dire que je serai bientôt au chômage, car pas rentable pour les rédactions. »

Ce n’est pas la première étude qui montre combien le lecteur survole les contenus qu’on lui propose. En réalité, c’est une adaptation remarquable du cerveau humain à la contrainte à laquelle on le soumet. L’abondance et fréquence des sollicitations conduisent à une rationalisation mécanique de l’attention. C’est cela qui explique le succès de Google.

En effet, les critères SEO du moteur privilégient la clarté du titre (la promesse), la pertinence de la réponse (champs sémantique du texte et popularité), l’attractivité de la mise en forme et la vitesse d’accessibilité (chargement rapide des pages).

La longueur a souvent peu à voir avec la profondeur d’un contenu

En 2013, une étude du Columbia Journalism Review montrait que les grands journaux nationaux américains avaient réduit le nombre d’articles comportant plus de 2000 mots.

Cette tendance qui s’est généralisée partout est une nécessité pour s’adapter à la disponibilité de plus en plus rare du public. Mais cet effort de concision est aussi une lutte contre les articles trop verbeux. Ce qui m’a fait écrire (avec un esprit quelque peu taquin) : le « journalisme long » se perd ? Tant mieux !

D’abord, la longueur ne signifie rien en tant que telle, tout dépend de la densité du propos. Il nous est tous arrivé de tomber sur des articles ou des œuvres prolixes qui disent peu de choses.

Le journaliste, de la même façon, n’est pas là (uniquement) pour se faire plaisir. Il doit penser avant tout à son lecteur et au service qu’il lui rend : d’intelligibilité, de découverte, d’émotion. Et aussi, de plus en plus : de gain de temps.

C’est un équilibre délicat que doit se poser tout créateur de contenus, journaliste, écrivain, cinéaste. Ce n’est pas nouveau, mais la compétition cognitive nous oblige à être meilleur.

Les contenus longs continuent et continueront d’exister, mais pour séduire le public, ils devront être beaucoup plus riches, avec un rythme narratif plus élevé, c’est vrai aussi. Cette augmentation du rythme est générale. Elle touche les films et la musique comme le montrent plusieurs études relayées dans ma présentation de 2021 des nouveaux formats éditoriaux.

Par exemple, je suis allé voir la dernière version du comte de Monte-Cristo que je trouve fort réussie.

Le film dure trois heures et on ne s’ennuie pas une seconde grâce à des ellipses narratives astucieuses, une réalisation efficace qui fait monter l’émotion, et une priorité à l’action (à part quelques scènes clés). C’est beaucoup mieux que la version de 1979 en quatre parties qui durait le double de temps (avec des longueurs bien inutiles, même si j’adore cette version aussi, par nostalgie).

Plaire au public, synonyme de racolage ?

C’est une des autres critiques de Lola qui dénonce les contenus « p*taclics ». A ne garder que ce qui plaît au public, on tombe dans la démagogie des contenus, qui flattent les instincts primaires.

Là encore, tout est question d’équilibre. Je résume depuis longtemps cela par cette phrase : « il faut donner au public ce qu’il veut, mais aussi ce qu’il ne sait pas encore qu’il veut ».

Les médias, journalistes, créateurs de tout poil doivent à la fois répondre à des besoins précis (search), mais aussi proposer des choses nouvelles (réseaux sociaux). C’est pourquoi les bons journaux traitent de l’actualité chaude qui répond à un besoin social, mais offrent aussi des sujets froids originaux.

Il faut aussi tenir compte de la complexité des êtres humains et de leurs besoins. On a tous besoin de se divertir aussi, d’infos pratiques, de lien social en plus des contenus « intelligents ». Ce que je résume par les 4P du « motivation mix ».

Intéresser le plus grand nombre à autre chose qu’aux contenus répétitifs abêtissants est un combat. Pour gagner cette « guérilla cognitive » de l’information, il faut adopter les armes de l’adversaire : écriture concise, shorts, animations, interactions. Ce qu’ont bien compris des éditeurs comme Loopsider ou 2050 Now. Qu’en pensez-vous ?

Cyrille Frank

Consultant, formateur, journaliste

Ma newsletter gratuite : mediarama

2 commentaires sur « Pourquoi il faut bel en bien en finir avec les « articles fantômes » »

  1. Pas d’accord. Les indicateurs du nombre de visites, de pages vues et de temps passés ne sont pas dépendants de la qualité de l’article ni de son format.

    Ils dépendent d’abord des canaux de distribution dudit article. Il suffit que le journaliste qui l’a écrit soit en froid avec l’équipe social media, le front page editor ou la rédaction en chef pour qu’un bon papier passe à la trappe.

    Ils servent ensuite la longue traine, notamment dans les moteurs. Car même s’ils ne sont pas visités par des « humains », ils sont crawlés par des bots d’indexation. Or la notion de cocon sémantique (si chère Laurent Bourrelly) passe aussi par là, c’est à dire le fait de donner du poids aux thèmes que l’on souhaite porter aux moteurs de recherche, même sans audience. Evidemment, c’est mieux d’en avoir, et d’avoir des backlinks, tout ça. Mais il n’empêche qu’ils permettent d’informer les moteurs des sujets dont parle un nom de domaine.

    Ils sont surtout à mettre en perspective avec l’audience du site. Et je pense que tu en es un bon exemple : le temps passé sur tes articles de mediaculture est sans commune mesure supérieur à celui passé sur nombre d’articles publiés sur des sites de médias, et pourtant ton audience en est plus faible. Mais c’est l’audience qu’il te faut, adapté à toi. Si on déplace ce raisonnement dans les « petits » titres locaux, où l’audience potentielle reste modeste, cela voudrait dire qu’il est nécessaire d’abandonner la locale. Or un article qui a 50 lectures sur un commune qui compte 200 habitants, c’est beaucoup (en partant du principe qu’on arrive à correctement géolocaliser les lecteurs, mais c’est un autre sujet).

    C’est d’ailleurs le sujet de l’impact d’un article dans le temps qui en fait son importance. Par exemple l’enquête que nous avons réalisé avec data+local sur les relations entre les CHU et les labo pharmaceutiques ont été d’audience moyenne malgré des moyens considérables pour la PQR. Je vois que chez Rembobine et Disclose ils travaillent sur ce sujet de l’impact, comme une valeur complémentaire à celle de l’audience (et nous l’avons fait de manière artisanale à Centre France chaque année). Les outils d’audience ne sont de bons outils que si tu as une stratégie éditoriale qui tient la route. Sans cela, en appliquant des recettes comme la suppression des articles fantômes, on ne fait plus du journalisme, on produit du contenu.

    1. Salut Cédric,

      Sympa de laisser un com’ !

      Ah mais il faut les deux : d’abord un bon contenu ET une bonne distribution, comme je le dis et répète depuis longtemps cf : https://mediaculture.fr/la-qualite-des-contenus-ne-suffira-pas-a-sauver-la-presse/

      La qualité est nécessaire mais pas suffisante (et réciproquement).

      Sur le 2e point, l’étude est intéressante car elle prend en compte l’audience cumulée (donc soit beaucoup de lecteurs un peu, soit peu de lecteurs beaucoup (j’entre dans cette catégorie). Peut-être faut-il abaisser le seuil en deça du temps de production (moi ça me semble malin).

      Tu parles des 50 lectures en local, en effet on peut peut-être réduire l’exigence sur une news qu’on lit en une minute. Le curseur peut s’ajuster, mais sur le principe, je valide l’idée de supprimer les articles qui ne sont pas ou très peu lus. C’est le fond du sujet.

      Ce qui nous amène à ton 3e point de SEO. J’ai la conviction que prendre position sur des mots clés est évidemment crucial, mais s’il n’y a pas de trafic sur ces pages, c’est peu productif. Cela consomme des ressources qui ne seront pas consacrées à d’autres sujets sur lesquels on sera plus forts, différents, avec une valeur ajoutée réelle. Le vrai sujet au delà des techniques SEO est le positionnement éditorial (donc les choix) et si l’on peut se renforcer ponctuellement sur tel ou tel mot-clé, il faut toujours le faire en apportant un réel bénéfice au lecteur (et en promouvant correctement ses articles). Ex: besoin de remonter sur les sujets étudiants ? on monte une rubrique pratique, avec des sujets texte+vidéo des astuces locales qu’on publie tous azimuts. Il peut y avoir aussi une base d’infos qu’on va pluguer (ex; annuaire des assos pour jeunes), en veillant à bien titrer/taguer chaque page. Mais en promouvant ce service régulièrement (coucou vieux souvenirs AOL 😉

      Sur la dernière partie, j’abonde évidemment, la mesure d’impact est le top du top, mais sur une échelle de temps longue. Elle ne peut te servir à piloter ton activité édito au jour le jour. Il peut y avoir quelques exceptions à cette notion d’audience (image, soigner une source, servir une cause). Mais cela doit être l’exception qui confirme la règle.

      Pour moi, produire du bon contenu et faire du journalisme ce n’est pas incompatible, bien au contraire. Mais faire du journalisme auto-centré lu uniquement par celui qui l’a produit et ses amis, ce n’est pas du bon journalisme car cela ne sert en rien ni le lecteur, ni la cité.

      Notre premier devoir, c’est d’être lu. ^^

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