Twitter n’est plus que polémiques, procès, indignations, harcèlement… L’utopie de la conversation joyeuse s’est fracassée sur la violence des rapports de force. Que s’est-il passé ?
28/08/19. “Twitter c’était mieux avant”, combien de fois ai-je lu récemment cette complainte de la part des anciens utilisateurs du réseau social !
Pour comprendre ce sentiment nostalgique – que je partage en partie – de la part des « early adopters », il faut revenir aux débuts de l’outil et de ses utilisateurs.
Né en mars 2006, Twitter à ses débuts accompagne le développement des SMS sur mobile. C’est pourquoi le nombre de caractères est limité à 140 (160 pour les SMS, plus les caractères laissés à l’utilisateur). On parle de micro-bloguing conversationnel et la signature de Twitter est alors “What are you doing ?”, “Que faites-vous en ce moment ?”)
TWITTER C’ÉTAIT COMME PARLER FORT DANS LE BUS
Les usages ne se limitent pas à de la conversation privée mais impliquent aussi la collectivité des rares personnes alors connectées à son compte. Des échanges entre personnes choisies issues de sa tribu ou de son environnement. Utiliser Twitter à cette époque, c’était comme parler fort dans le bus : on s’adressait à deux ou trois personnes, mais en en faisant profiter une poignée d’autres, qui pouvaient se mêler à la conversation.
Il y avait une proximité et une horizontalité sociale forte liée à la rareté des utilisateurs. Croisez un grand patron au milieu de la jungle, il sera beaucoup plus ouvert à la conversation que si vous lui adressez la parole dans la rue d’une grande métropole.
BASCULEMENT D’USAGE : DE L’INFO SUR SOI, À L’INFO SUR LE MONDE
Le lancement de l’iPhone le 29 juin 2007 aux Etats-Unis d’abord, change la donne. La conjonction du téléphone, d’internet et de l’appareil photo transforme progressivement Twitter en lieu où l’on s’informe.
Un événement exceptionnel confirme l’oiseau bleu dans ce nouvel usage : l’amerrissage de l’Airbus A320 le 15 janvier 2009 dans la baie de l’Hudson. Twittée quelques secondes après son occurrence par un témoin direct, cette information et la spectaculaire photo qui l’accompagnent font le buzz mondial.
Twitter s’impose dès lors comme l’outil où l’on s’informe avant tout le monde, grâce au relais potentiel de ces millions d’utilisateurs disséminés partout dans le monde. Cela commence dès lors à intéresser les journalistes qui s’inscrivent en masse, entraînant dans leur sillage des millions de lecteurs désireux de savoir avant les autres. Twitter comprend cette évolution et change sa signature qui devient “Que se passe-t-il (dans le monde) ?”
Et de là vient aussi cette mode insupportable qui consiste à se faire « older », autrement dit, se faire moquer d’avoir publié un « vieux » truc (parfois de quelques heures seulement pour les ayatollahs de la fraîcheur)
TWITTER UN OUTIL PLUTÔT ELITISTE, ET POUR CAUSE…
Le réseau à l’oiseau bleu est difficile d’accès et peine à convaincre le grand public. D’abord, c’est une coquille vide à remplir soi-même (L’IKEA de l’information comme je l’appelle) : qui suivre quand on n’est pas journaliste, à part les médias que l’on consulte déjà via Google News ?
C’est le fameux mythe de la personnalisation de l’information par l’utilisateur lui-même, raison pour laquelle je prophétisais dès 2010 que Twitter ne serait jamais grand public, sauf à changer tellement que ce ne serait plus twitter. Ce que l’outil, peinant à recruter de nouveaux utilisateurs – a commencé à faire dès 2016, en introduisant un algorithme de popularité des messages comme Facebook (et non plus un classement chronologique).
L’ergonomie des débuts est complexe (le RT ou la mention @ doivent être écrits à la main dans le texte !) et la contrainte des 140 signes est rédhibitoire pour plein de monde. Ecrire court est très difficile, comme le disait Pascal « je vous écris une longue lettre, car je n’avais pas le temps de vous en écrire une courte ». Pour gagner un peu de place, on n’écrit pas les mots en entier, ce qui rend la lecture des messages encore plus inaccessible aux non-initiés.
Il faut en outre utiliser des applis tierces pour gagner un peu de place (avec des raccourcisseurs d’url), ou envoyer des photos en lien. Sans parler de la novlangue des multiples acronymes et hashtags incompréhensibles pour tout néophyte #FF, IRL, TT, DM, #JDCJDR.
La langue Twitter est volontairement excluante. Comme tous les langages communautaires, l’argot, le verlan ou encore les emoticons et emojis : il vise à souder les membres, par opposition à tous les autres. Ce message ne s’adresse qu’à ceux qui peuvent le comprendre, d’où la mode assez récente du « Les vrais, savent ».
L’émetteur force la connivence d »une partie de son audience, par flatterie restrictive, et s’attribue le rôle du portier de boîte de nuit : « toi t’es vrai, toi t’es pas vrai. Toi, tu rentres, toi, tu rentres pas »).
Bref, Twitter reste le lieu assez endogame d’une petite communauté de geeks, de journalistes et communicants et quelques rares curieux iconoclastes. En 2010, plusieurs études mentionnent cette réalité. C’est le cas de cette vaste étude de Sysomos de juin 2009, selon laquelle les trois-quarts des échanges produits étaient le fait de 5% seulement des utilisateurs. Et probablement quelques dizaines de milliers d’utilisateurs seulement en France.
Il y a certes une petite incursion des 12-25 ans à partir de 2012 qui suivent les People (mouvement massif aux Etats-Unis). Les ados se servent alors du réseau comme une messagerie privée avec leur tribu. Puis sont arrivés Snapchat beaucoup plus fun – avec moins de vieux – et Instagram qui les a attirés aussi en copiant les fonctionnalités sympa de Snap. Les ados utilisent toujours un peu Twitter, mais le soufflet est clairement retombé. Twitter reste un truc de vieux, majoritairement (en France).
Selon l’étude de Statista (sept. 2018) ci-dessous, seuls 6% des ados estiment que Twitter est le réseau le plus important et l’évolution du nombre d’abonnés des 12-25 ans montre clairement la désaffection de Twitter au profit de Snapchat et Instagram.
UNE CAISSE DE RÉSONANCE MÉDIATIQUE PRISE D’ASSAUT PAR LES LOBBIES ET COMMUNAUTÉS
Avec le temps, Twitter se développe quand même, bien qu’il soit loin d’être aussi populaire que Facebook. Le rapport de Médiamétrie de juin 2019 lui attribue près de 16 millions de visiteurs uniques mensuels (trois fois moins que Facebook qui affiche plus de 47 millions de visiteurs mensuels, soit 89% des internautes et 71% des Français).
Twitter serait donc consulté en juin 2019 par 30% des internautes et 24% des Français. Un quart de la population, cela commence à faire du monde, mais ce chiffre global ne dit rien du mode de consultation. Combien sont connectés, combien utilisent régulièrement l’application ? Il est probable qu’une majorité de visiteurs se rendent sur Twitter indirectement, via les sites d’information qui embarquent des tweets.
Par ailleurs, quelle proportion d’internautes s’expriment vraiment ? Quelle est la moyenne du nombre de tweets par utilisateur ? Une étude de Peerreach de 2013 montrait que 80% des inscrits avaient twitté maximum 10 fois, et 56% pas une seule fois. je ne crois pas que cette proportion ait beaucoup évolué depuis. La démocratisation de la parole est donc toute relative et bien moins développée que sur Facebook.
Aujourd’hui le réseau social de “l’influence” est devenu le lieu d’expression privilégié des politiques, des lobbies, communautés et autres groupes de pression ou de revendication.
Ceux-là ont compris la force de cette caisse de résonance médiatique majoritairement fréquentée par les journalistes qui s’y connectent massivement pour s’informer et diffuser leurs articles.
On assiste, particulièrement depuis la dernière présidentielle 2017, à l’irruption des militants actifs et organisés de façon à gonfler l’exposition de leur cause (notamment par le retweet réciproque systématique des fidèles entre eux).
L’extrême droite très active depuis longtemps sur les réseaux est aujourd’hui rejointe par les partisans de la France insoumise, eux aussi très actifs et ceux de la LREM qui leur donnent le change désormais sur Twitter – comme l’ont bien montré les décodeurs du Monde.
Du coup, Twitter est devenu plus sérieux, plus agressif : il s’agit d’un champs de bataille symbolique où chacun cherche à imposer sa cause dans l’agenda politique et à forcer l’adoption de son point de vue. Pire, les propos qui déplaisent sont attaqués et moqués à un contre cent par des meutes de militants et fans hargneux (parmi les plus virulents, on trouve les fans de l’animateur Cyril Hanouna).
Les débats ne sont plus l’échange de points de vue argumentés où l’on écoute un minimum l’autre. Non qu’on envisage vraiment qu’il puisse avoir raison, mais on estime que son point de vue argumenté mérite attention.
En somme, l’état d’esprit ouvert défendu par les précurseurs du web 2.0 a fait long feu. Fini les échanges courtois mais passionnés entre blogueurs du milieu des années 2000, à l’image de ceux que je fréquentais notamment aux soirées de “La République des blogs” ou sur Twitter, parmi lesquels Versac, Guy Birenbaum, Authueil, Hugues Serraf, Maître Eolas, Le Cinquième, Quitterie, Laurence…
Sur l’oiseau bleu, c’est désormais le plus souvent une lutte sophiste où peu importe de prouver qu’on a raison, il faut surtout disqualifier l’autre, le mettre à terre, à un contre cent.
Conscient de ce détournement d’usage par les minorités agissantes, Twitter a introduit dès 2016 des outils qui limitent le harcèlement, comme celui qui permet de bloquer masquer un utilisateur ou une conversation ou encore des filtres pour bannir des utilisateurs malveillants.
LE TRIBUNAL PERMANENT DES TORQUEMADA AU PETIT PIED
Avec l’augmentation du nombre d’utilisateurs et particulièrement des activistes, le réseau social est aussi devenu un tribunal populaire permanent.
Attention aux mots que vous employez, ici l’indulgence n’est pas de rigueur… vous pouvez vite subir le harcèlement d’une horde déchaînée qui vous fera payer cher votre blague de mauvais goût ou votre maladresse. Justine Sacco s’en souvient, elle qui est devenue la risée de tous, a subi un déferlement de messages haineux et fini par se faire licencier.
Le footballeur Antoine Griezmann, lui aussi, se souviendra longtemps de son hommage maladroit aux Harlem Globe Trotters dont il est fan. En se grimant le visage en noir, il a déclenché une vague d’indignations et de haine à échelle nationale (car relayée par les médias traditionnels).
Peu importe le fait qu’il ignorait tout de l’origine historique des « blackface » aux Etats-Unis. Peu importe la différence de contexte (nous n’avons pas la même histoire), peu importe sa sincérité. Shame ! Il mérite notre mépris et notre indignation la plus violente.
Heureusement que la justice républicaine est moins radicale et évalue l’intentionnalité de l’infraction, avant de prononcer une sentence et de décider d’une peine proportionnelle à la gravité des actes commis. Sinon, ce serait chaque jour une sacrée hécatombe !
Celui qui juge et condamne se pose en dominateur, il acquiert une supériorité symbolique sur celui qu’il accuse, et c’est bien cette vanité que viennent chercher une foule toujours plus nombreuses de Torquemada au petit pied.
Voilà qui ne facilite pas la prise de parole par le grand public, qui risque d’être conspué et harcelé, s’il commet une erreur.
LES RAISONS D’ÊTRE OPTIMISTE : TENDANCE AU REPLI DOUILLET VERS SA TRIBU
Une partie du temps consacré aux réseaux sociaux se déplace vers les messageries (Facebook Messenger, WhatsApp, Snapchat cf slide 26) Celles-ci concernent les interactions avec sa tribu, les échanges y sont forcément plus amicaux.
Par ailleurs, les lieux d’échange au delà de ce premier cercle se spécialisent. C’est le cas des forums Facebook où l’on fait le tri à l’entrée par le créateur-modérateur du groupe. Ou encore les réseaux professionnels comme Linkedin où le ton est mesuré pour ne pas déplaire à ses futurs employeurs. Avec le défaut contraire, c’est vrai, d’être un peu trop aseptisé, politiquement correct et lisse cf les agaçants « visuels inspirationnels », injonction culpabilisante au bonheur pour tous, pour peu qu’on le désire.
Les plus jeunes (12-17 ans) se détournent même franchement de Twitter et surtout de Facebook, le réseau de leurs parents, pour lui préférer Snapchat et Instagram.
Sans oublier les nouvelles plateformes sociales ludiques et de passion : Twitch, TikTok, Shoelace, Footfans…
Retour à une échelle humaine de relations (Groupes Facebook), à des communautés de passions et d’intérêts semblables (cf nombre de Dunbar, le nombre maximum de relations sociales que l’on peut entretenir, 150 en moyenne ou entre 100 et 230)
De nouveaux vecteurs d’interaction avec le public apparaissent, comme les podcasts, qui tissent via les commentaires, une relation plus proche avec l’audience. On retrouve l’esprit des blogs de la première heure, sans doute parce que les podcasts restent encore relativement confidentiels.
Les podcasts ne concernent en effet pour le moment qu’une frange étroite de la population : 6,6 % des internautes en mars 2019, et les catégories sociales favorisées (49% CSP+) et assez parisienne (25%).
SE FROTTER AUX OPINIONS CONTRAIRES ET EPROUVER LES SIENNES
Il y avait un confort évident à rester entre soi, gens de bonne compagnie, qui partagent nos valeurs et nos modes de communication, car majoritairement issus du même sérail.
Aujourd’hui Twitter est devenu inconfortable – voire insupportable – et certains débats ne peuvent avoir lieu sereinement qu’en mode privé.
Mais on y a gagné aussi la confrontation (parfois très pénible) à l’altérité, à l’opinion très éloignée de la sienne, à des groupes sociaux plus lointains et donc à une meilleure porosité vis à vis de certaines franges de la société. A condition de se forcer à garder un oeil sur les opinions qu’on ne partage pas, pour prendre connaissance des mouvements sociétaux d’une part, et aussi éprouver ses propres conviction, voire les faire évoluer.
De nouveaux débats sont apparus sur les réseaux plus proches des préoccupations du grand nombre : peur du déclassement, déstructuration du travail, délitement des services publics, inégalités socio-géographiques de la France péri-urbaine, oubliés de la mondialisation …. cela, on le doit à la démocratisation des réseaux sociaux – de Facebook surtout – mais aussi de Twitter, où ces sujets ont transpiré, bien avant la crise des gilets jaunes.
On y a vu aussi émerger un mouvement féministe actif et salutaire et aussi des groupes plus communautaires dont je ne partage pas toujours le point de vue, mais qui sont intéressants à suivre : les vegan, LGBT, anti-spécistes etc.
Twitter, « c’était mieux avant », mais bien employé, reste un outil d’analyse sociétal et médiatique fabuleux.
A LIRE AUSSI :
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Cyrille Frank
Journaliste, formateur, consultant
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Photo on Visual hunt
Merci pour ce long billet très intéressant.
Comme toi « historien de Twitter » (mégalaule), j’ai noté d’autres facteurs. D’abord, 2009 fut une année charnière à tous points de vue : arrivée des smartphones, course au premier million de followers (Kutcher contre CNN, ça dit quelque chose des usages de l’époque entre le people/léger et le breaking news), mort de Michael Jackson… et surtout l’avion dans l’Hudson. Les médias se sont dit qu’ils ne pouvaient plus être les premiers partout, le témoignage des Twittos prenait une valeur particulière. On a commencé à voir les émissions TV et radio proposer d’utiliser des hashtags spécifiques, et cela a drainé un nombre considérable de nouveaux utilisateurs qui sont venus faire autre chose que partager des trouvailles ou dialoguer : commenter le foot, les émissions de divertissement, la téléréalité…
Les marques sont arrivées un peu plus tard en masse, avec des logiques différentes, souvent dans l’autopromotion verticale et le SAV, rarement dans la conversation. Les places dans l’attention étant rares, j’ai noté qu’à partir de 2014, les retweets entre veilleurs ont baissé en volume, et surtout la mention des sources (via @Bidule) a quasiment disparue. Pour parler volume, là où on pouvait obtenir une centaine de retweets sur un bon billet, une analyse profonde, j’ai l’impression que passer la vingtaine aujourd’hui est un exploit.
Ce qui a changé aujourd’hui, c’est effectivement les threads qui sont parfois poignants, marquants, mais on pourrait déplorer que cela se fait au détriment des blogs qui étaient typiquement réceptacles de ce genre de contenus… désormais perdus dans le flux.
Merci Enikao !
Oui, je suis d’accord avec toutes les autres précisions que tu apportes. Tu as aussi raison de mentionner la grande innovation des threads qui apportent cette profondeur directement dans l’outil Twitter et plus sur le blog. Ce faisant, ces « fils » déplacent encore et toujours plus la conversation sur ce canal. Tu es un des rares à commenter encore ici ! (voire, à commenter tout court). Cette évolution qu’on avait déjà vue auparavant sur Facebook, sert surtout les plateformes, pas les producteurs de contenus. Encore une fois, ce qui a le plus de valeur, n’est pas tant le contenu, mais la conversation et le lien qui en découlent. Accroître son audience, toucher plus de monde ? La bonne affaire, quand aujourd’hui ce qui compte est la qualité de l’attention ! Les médias et les journalistes n’ont toujours pas compris qu’ils se tirent une balle dans le pied et embrayent sur les threads après avoir tâté du toxique Facebook Instant articles. Enfin, comme tu vois, je fais de la résistance avec mon blog, et merci pour le commentaire ! ^^