« Tireur fou » : fin de cavale pour les médias un peu flous

Le « tireur fou » a donc été arrêté hier soir, mercredi 20 novembre, après cinq jours de cavale et de rebondissements divers. Fin d’un nouvel emballement médiatique à propos duquel, je tire cinq leçons.

1- Le traitement à chaud, l’info en continu conduisent à la précipitation, à des erreurs

Rien que de très classique. Dès le début de l’histoire, les faits relatés sont confus. L’homme qui a pénétré dans le hall de BFM a-t-il tenté de tirer ou non ? A-t-il seulement cherché à intimider ses interlocuteurs en laissant tomber deux cartouches et en criant « la prochaine fois, je ne vous raterai pas »? Ou son arme s’est-elle enrayée, ceci expliquant qu’il abandonne rageusement son projet ? Ces différents sons de cloche me laissent toujours perplexe.

Par la suite, le Parisien s’emballe, suite à l’arrestation d’un suspect.

tireur fou - les ratés médiatiques
Tireur fou – les ratés médiatiques

Généralement, la presse a recours au conditionnel (“aurait” été arrêté), artifice qui masque un défaut de vérification de l’information. On court-circuite la validation pour ne pas être à la traîne de l’information. BFM a construit son succès sur cette technique qui applique ce fameux adage d’Yvan Audouard dont Pierre Lazareff a fait son crédo chez France Soir :

« une information plus un démenti, cela fait deux informations pour le prix d’une. »

Là, le conditionnel saute, comme une forme de surenchère qui valide la technique des communicants et politiques selon laquelle, « il vaut mieux se tromper, que de ne pas être audible »

2- La dramatisation crée un déséquilibre systématique dans la hiérarchie de l’information

D’emblée, le terme de « tireur fou » s’impose dans l’ensemble de la presse, avant même qu’on ne connaisse ni les motivations, ni le profil du tireur. Le terme « fou » est certes un raccourci pour désigner un comportement qu’on ne comprend pas, mais traduit un certain parti-pris qui n’échappe pas à certains lecteurs

C’est surtout un terme qui permet d’accentuer la dramatisation et de faire des titres bien accrocheurs comme celui du Parisien : « la cavale du tireur fou ».

Par ailleurs, ce sujet a occupé rapidement une place écrasante dans l’actualité, comme l’illustre l’accumulation des angles ici :

Hiérarchie déséquilibrée de l'actu - Le Parisien
Hiérarchie déséquilibrée de l’actu – Le Parisien

Oui, ces épisodes passionnent les foules, oui il faut répondre à ce besoin d’information. Mais pas à tout prix et en écrasant tous les autres sujets. On en connaît les raisons, ni nouvelles, ni scandaleuses : la course à l’audience, et à la rentabilité du travail éditorial. Mais le déséquilibre est vraiment frappant dans cette histoire.

Même chose pour la victoire des Bleus contre l’Ukraine, qui a pris une place disproportionnée dans les médias. L’émotionnel non seulement l’emporte désormais systématiquement sur les autres thèmes de l’actualité, mais il élude tout le reste !

3- L’information en continu, c’est en réalité du pur divertissement

Ne nous y trompons pas, l’information en temps réel, c’est de la télé-réalité, comme le loft ou Secret Story. Personne ne sait ce qui se passe, alors on re-construit, on échafaude des scénarios, on interroge des experts qui brodent sur du vide, quand ils ne racontent pas n’importe quoi. Et cette scénarisation de l’information est la plus puissante qui soit, car elle repose sur du réel, oh combien plus impliquante qu’une fiction assumée.

Que s’est-il passé, quel sera le prochain rebondissement, va-t-on arrêter le tireur, quand, comment ? Qui est-il, pourquoi fait-il cela ? Nous avons là tous les ressorts dramatiques d’une fiction, augmentés de l’enjeu de la vie réelle (les victimes souffrent et meurent, pour de vrai).

4- Twitter, opère une prise de distance parfois cynique vis à vis de l’actualité

Le LOL, les bons mots sur des évènements dramatiques fleurissent sur Twitter. Ils permettent à leurs auteurs de faire les malins et de témoigner de leur transcendance (extérieurs et supérieurs) par rapport aux évènements.

Tireur fou - Le réflexe LOL de Twitter
Tireur fou – Le réflexe LOL de Twitter

Tireur fou - Le réflexe LOL de Twitter 2 - Cyrille Frank

Mais elles témoignent aussi d’une faible empathie par rapport aux victimes et leur côté grinçant ne passe pas toujours bien, comme les remous autour du tweet de Natacha Polony l’ont bien montré.

5- Le public est schizophrène, pour ne pas dire hypocrite

Nous sommes en réalité tous complices de ces emballements médiatiques : demandeurs de cette accélération de information, nous sommes devenus impatients et résistons de moins en moins à la frustration de ne pas savoir. Peut-être sommes-nous gâtés par l’habitude de la connaissance en un clic, via le mot clé de recherche.

Nous raffolons aussi de cette dramatisation de l’info qui met un peu de piment dans notre vie. De cette émotion qui crée du plaisir et nous divertit au sens premier du terme : elle fait diversion vis à vis de notre existence banale, répétitive et ennuyeuse.

Cette émotion nous éloigne aussi des sujets structurants de la vie de la cité et là le problème touche les polémiques les plus variées :  Léonarda, les récidivistes, les délinquants, les assistés… Une muleta agitée devant nos yeux qui élude les questions les plus importantes (réforme de l’impôt, lutte contre l’évasion fiscale, dé-industrialisation, refonte de l’école etc.)

Et cependant, nous dénonçons aussi les erreurs inévitables qui découlent de cette accélération et dramatisation de l’info. Nous râlons quelquefois contre ces déséquilibres, comme lors de l’épisode DSK, usé jusqu’à la corde par les médias.

Si les médias font aujourd’hui massivement le choix du traitement à chaud, c’est que la valeur économique d’une audience est davantage quantitative que qualitative. En gros, les agences et centrales d’achat média choisissent les supports les plus puissants, plutôt que les plus fidélisants. Du coup, il faut bien entrer dans la danse et suivre la course à l’audience initiée par certains. Le jour où les annonceurs s’intéresseront moins à la puissance qu’à la qualité de l’attention, cela changera peut-être. On n’en est pas là…

Cyrille Frank

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Et aussi : la newsletter mensuelle des médias avec Philippe Couve, Damien Van Achter, Cédric Motte

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Crédit photo : ©eole via Flickr.com

11 commentaires sur « « Tireur fou » : fin de cavale pour les médias un peu flous »

  1. La question du conditionnel peut faire débat. Ce fut longtemps “le Monde“ qui fut célèbre pour ses conditionnels et beaucoup lui ont reproché de l’avoir abandonné. Par rapport à une information abusivement affirmée dans les médias, le conditionnel tend à proposer un bémol et en mettre en alerte le sens critique du lecteur, à mettre en attente ses réactions.
    Mais je vous accorde que le conditionnel “dégainé“ à toute vitesse n’est peut-être pas le même conditionnel que celui qui vient nuancer une information déjà circulante.
    Nota
    Une information + un démenti = 2 informations, je crois que c’est Pierre Lazareff

    1. Bonjour GV,

      Je suis bien d’accord, le conditionnel est un moindre mal par rapport au présent ! Et son usage peut quelquefois se tolérer (vis à vis des « secrets de polichinelle » par exemple) sur des faits vérifiés dont on n’attend plus que la confirmation officielle. En réalité, c’est une adaptation économique au fait que tout le monde en parle déjà : le journal ne peut pas apparaître totalement « déconnecté ». Cependant, en théorie, même dans ces cas là, pourquoi ne pas attendre la confirmation officielle ? On a vu tant de revirements… Mais c’est d’autant plus vrai dans le chaud et la précipitation des évènements où les erreurs et approximations s’accumulent jusqu’à ce qu’on n’y comprenne plus rien.

      Pour la citation, Pierre Lazareff en avait fait son crédo pour France Soir, c’est vrai. Mais c’est bien d’Yvan Audouard 🙂 J’ajoute la référence, merci !

      1. « Et c’est toujours la fausse qui reste dans les mémoires » (fin de la citation)
        Perso, je me méfie des médias qui donnent une info qui appellent un démenti par la suite…

        1. Vous faites bien, mais il faut bien reconnaître que ce réflexe n’est pas tant partagé que cela : BFM a enregistré une très forte progression en rompant avec cette tradition de la vérification préalable de toute info. Sur les actus chaudes où la prudence s’impose en principe, les journalistes et présentateurs commencent par parler et se corrigent au fur et à mesure. Mais ce faisant, la chaîne du direct a pris iTV de vitesse et lui taille des croupières. Comme je le dis dans ce papier : nous, spectateurs, sommes totalement complices… 😉

  2. La question du conditionnel peut faire débat. Ce fut longtemps “le Monde“ qui fut célèbre pour ses conditionnels et beaucoup lui ont reproché de l’avoir abandonné. Par rapport à une information abusivement affirmée dans les médias, le conditionnel tend à proposer un bémol et en mettre en alerte le sens critique du lecteur, à mettre en attente ses réactions.
    Mais je vous accorde que le conditionnel “dégainé“ à toute vitesse n’est peut-être pas le même conditionnel que celui qui vient nuancer une information déjà circulante.
    Nota
    Une information + un démenti = 2 informations, je crois que c’est Pierre Lazareff

  3. « Abdelhakim Dekhar d’heures warholiens on en a jamais assez ».
    Il est vrai que certains médias de l’information ressemblent de plus en plus à de la téléréalité, pas besoin de fond tant qu’il y a quelque chose à mettre dans la lumière, même le vide fait l’affaire.

  4. « Abdelhakim Dekhar d’heures warholiens on en a jamais assez ».
    Il est vrai que certains médias de l’information ressemblent de plus en plus à de la téléréalité, pas besoin de fond tant qu’il y a quelque chose à mettre dans la lumière, même le vide fait l’affaire.

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