Nous vivons dans une société du plaisir et des loisirs où la notion d’effort est évacuée et reléguée au rang des choses indésirables.
Il ne faut pas « se prendre la tête », se garder des choses trop intellos, trop ennuyeuses. Vive le fun, le LOL, le plaisir léger qui font oublier les soucis du quotidien.
Le monde se durcit, c’est la fin des utopies
Il faut dire que les soucis s’accumulent. La perte du pouvoir d’achat, la crainte du chômage, la réduction de la couverture sociale (chômage, retraite… Tout ça pèse sur le moral. Et sur notre vie concrète.
L’enchaînement des mauvaises nouvelles géopolitiques s’accentue : l’invasion et les exactions en Ukraine, la guerre hybride que la Russie nous fait subir, les bombardements à Gaza, la déliquescence de la démocratie américaine sous la férule Trumpiste…
Sur le plan intérieur, les extrêmes (à droite, comme à gauche) séduisent et menacent de mettre à bas nos régimes démocratiques. Les Français seraient désormais 40% à être favorables à un régime autoritaire.
Globalement, la peur du déclassement et les promesses ratées de la mobilité sociale que j’aborde en détail dans ce billet, conduisent à des peurs, des frustrations et un désir de renverser la table.
Le plaisir est roi, l’évasion est reine
La consommation est un échappatoire, un moyen d’occulter la question du sens de l’existence. Ce déni assez général des sociétés prospères est bien illustré par les films Fight Club, American Psycho ou 99 francs de Beigbeider. “J’achète donc je suis” mais surtout, “je suis ce que j’achète”.

Par ailleurs, le divertissement, qui fait diversion sur nos vies, nous porte vers le rêve, le fantastique, comme en témoigne les succès des blockbusters US adaptés des comics Marvel, l’engouement pour les séries fantastiques, les ventes records d’Harry Potter…
Ces fictions bâtissent un imaginaire protecteur ou répondent à nos fantasmes de dépassement, elles pansent nos frustrations d’êtres humains aux marges de manœuvre minuscules.
Cette tendance à l’évasion n’est d’ailleurs pas purement occidentale. Au Japon par exemple, le traumatisme de la défaite et surtout de la bombe, a entraîné depuis 1945 un formidable réflexe d’oblitération du réel, d’édulcoration du monde, de superficialisation culturelle du monde.
C’est le kawaï (mignon), le karaoké, le kitsch acidulé, le clip burlesque (Nissin) et l’hyper-consommation (en grande partie liée à l’importation du modèle économique américain).
La progression spectaculaire de la société des loisirs
Le temps libre n’a cessé de progresser depuis les années cinquante.
Selon l’Insee, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Français ont gagné environ 500 heures de temps libre par an, soit l’équivalent de plus de 60 jours de travail de 8 heures.
Ce, grâce à la combinaison de la réduction du temps de travail hebdomadaire, de l’augmentation des congés payés et du développement du temps partiel.
Par ailleurs, selon l’enquête Emploi du temps de l’INSEE pour les citadins :
- Entre 1974 et 2010, le temps de travail total (rémunéré ou non) a diminué de 10 heures par semaine
- La durée des loisirs hebdomadaire a augmenté de 9 heures sur cette période
Et désormais, pour occuper tout ce temps libre, nous avons les nouvelles technologies de l’information : streaming vidéo (Netflix et consort), les médias sociaux (Instagram, Youtube etc.), les médias historiques en direct ou en rattrapage…
Ce rapport de la Fondation Descartes de mars 2021 montre la part du temps consacrée par les Français au divertissement, au shopping et à la socialisation (64% au total) :

La disqualification progressive du travail, voire de l’effort
On voit bien que les nouvelles générations refusent de se surinvestir dans le travail. Cette volonté de préserver un équilibre entre vie pro et perso génère d’ailleurs parfois des tensions vis-à-vis de la génération précédente, culturellement habituée à des « sacrifices ».
Elle crée aussi des difficultés dans des professions comme la communication ou le journalisme où l’incertitude liée à l’actualité nécessite souvent de déborder sur son temps de travail horaire.
En tout cas, le travail est de plus en plus perçu, comme quelque chose à contingenter, y compris pour les métiers « passion ». Une nécessité dont on se passerait bien, et que nous vendent les publicités pour le Loto.
Le mécanisme du repli cognitif pour se protéger
Le bombardement permanent d’infos via les chaînes d’info en continu, les réseaux sociaux et le mobile conduisent à une saturation.
Lire : Accélération de l’information, course à l’audience… comment l’infobésité nous a intoxiqués
Surtout quand les nouvelles sont mauvaises, angoissantes et qu’on a le sentiment d’être totalement impuissants. Depuis plusieurs années se développe la « news fatigue », c’est à dire l’évitement informationnel par une part croissante des gens.
En France, en moyenne, ils seraient 36 % à éviter parfois les nouvelles, et 11 % à le faire souvent (voir rapport Reuters p. 27).

Le refus fainéant de la rationalité
C’est bien là le pire. La conjonction de la fainéantise intellectuelle, d’une volonté débridée de liberté et d’un délire paranoïaque conduit à croire les choses les plus absurdes. La Terre est plate, les Arcaniens nous dirigent, le vaccin est inoculé par Microsoft pour nous contrôler.
C’est ma liberté de croire ce que je veux, je m’affranchis de tout ce qu’on m’a appris. Je ne me soumets plus à la logique, à la raison, car celle-ci limite mon désir, oblitère mon fantasme.
Et cette fichue rationalité m’oblige à réfléchir, à produire un effort de cohérence ou de hiérarchie. A quoi ça sert de se prendre la tête ? Cela nous rend-il plus heureux ?
Il faut aussi ajouter au rejet de la rationalité le désir de réenchanter le monde. Et ce besoin de trouver du sens à ce qui n’en a plus, depuis la chute des religions et des idéologies.
Dès lors, tout est possible par le simple fait de la pensée et de la volonté. C’est le moteur du succès d’escrocs comme Idriss Aberkane qui vendent le rêve du « tout est possible » via un blougui-boulga neuro-scientifique mal digéré.
L’apprentissage est indissociable de l’effort
C’est ce qu’explique un des experts interrogés dans ce book de l’innovation pédagogique réalisé il y a quelques années pour Cegos.
Ce qui s’apprend sans peine ne vaut rien et ne demeure pas. Tu dois devenir ce que tu as l’ambition d’être en faisant transpirer ton corps et ton esprit” raconte René Barjavel dans “L’enchanteur”.
« L’apprentissage suppose un changement de représentations plus ou moins profond, une incursion dans des zones d’inconfort. Fondamentalement, apprendre demande toujours un effort sur soi ».
Et en particulier, si l’on a déjà des a-priori contre lesquels il faut lutter. C’est l’image de la caverne de Platon qui nécessite un effort pour en sortir et dont les effets sont douloureux (la lumière aveuglante qui signe la fin des illusions).
Comprendre la complexité des choses requiert aussi beaucoup de travail, de la méthode, de la prudence. C’est passer progressivement de la montagne de la stupidité, franchir la vallée de l’humilité avant d’atteindre, enfin, le plateau de la consolidation du savoir.

Le succès du ludo-éducatif, des applis d’apprentissage des langues basés sur le jeu (Duolingo), des formats informatifs qui mélangent l’info et le divertissement (l’infotainment) promettent la même chose.
Apprendre, comprendre en s’amusant, sans effort. Sauf qu’une idée complexe reste complexe, qu’elle soit lue, entendue, vue.
Je me suis fait la réflexion en tombant sur la BD Sapiens de Yuval Arari dont j’avais admiré la profondeur. Il ressortait de la BD une impression de récit historique sympathique mais qui passait un peu à côté de la force philosophique du livre.
Mon hypothèse est que le format illustré en lui-même ne favorise par l’introspection, la digestion des idées par la pénétration des mots dans notre conscience. Les mots restent les véhicules les plus efficaces de la cognition. Et pas de chance la lecture est en perdition…

Mieux encore : l’effort n’est pas incompatible avec le plaisir
Les gamers le savent : la difficulté est la sève des jeux. Passer plusieurs jours à franchir une étape, à vaincre un « boss » donne toute sa valeur et saveur au jeu.
De même, les coureurs n’éprouvent de plaisir que dans une certaine dose de souffrance physique, récompensée aussi par un shoot de dopamine, in fine. (Outre la valorisation sociale qui explique la surenchère des distances parcourues).
Le plaisir de comprendre quelque chose est de la même eau. La satisfaction de dénouer (un peu) l’enchaînement des causes, est aussi fort que peu pratiqué. Et beaucoup moins populaire que la communion sociale et émotionnelle, plus accessible et plus immédiate.
Cette hyper-socialisation par les mécanismes grégaires et de contrôle social sont mêmes, en soi, de puissants freins à la connaissance, comme je le raconte dans ce billet la socialisation contre l’information.
Conclusion : à vouloir évacuer la notion d’effort, à privilégier le plaisir à court terme et la socialisation, on se prive des moyens de comprendre le monde et soi-même. Pire, on ne profite pas du plaisir le plus puissant et durable qui soit – comprendre – comme l’avaient bien saisi les philosophes de l’Antiquité. Evidemment, le déluge de messages émotionnels n’aide pas. C’est même le principal vecteur de manipulation des individus, en particulier ceux qui se veulent libres.
