La liberté d’expression encadrée ou entravée ?

Le Conseil d’Etat demande à l’Arcom d’évaluer plus largement le respect du pluralisme en télévision. Pas si simple, mais pas impossible.

Le Conseil d’Etat a demandé à l’Arcom, pour évaluer le respect du pluralisme des chaînes, de prendre en compte toutes les opinions exprimées par les participants des programmes, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités, et pas uniquement le temps d’intervention des personnalités politiques.

Cette décision fait suite à une saisine de Reporters sans frontières auprès de l’autorité de régulation télévisuelle. L’association dénonçait les manquements répétés de la chaîne CNews, notamment à ses obligations de pluralisme, selon elle.

Le Conseil d’Etat sans juger sur le fond, qui dépend de l’Arcom, lui demande toutefois d’évaluer de manière plus globale le respect de la diversité des courants de pensée et d’opinions.

Une liberté d’expression plus encadrée dans l’audiovisuel

Avant d’entrer dans le détail des arguments des uns et des autres, il faut d’abord comprendre que les règles applicables en radio et télévision en matière de liberté d’expression sont plus restreintes que sur d’autres médias (comme en presse, régie elle par la loi du 29 juillet 1881).

C’est la loi du 30 septembre 1986 qui définit un cadre plus strict avec des obligations de service public précisées dans des conventions signées par les chaînes. La raison de ces restrictions tient à la rareté des fréquences et le statut public de ces ressources payées par le contribuable.

Les Conventions imposent donc aux chaînes qui candidatent à l’obtention d’une fréquence le respect de principes d’intérêt public comme l’exigence d’honnêteté de l’information (article 3-1 de la loi de 1986) et le respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion (article 3-1 et 13).

On pourrait ajouter à ces raisons, l’impact très fort de l’audiovisuel sur le public dans la fabrique de l’opinion. Pas forcément de manière directe d’ailleurs, mais plus de manière indirecte : ce qu’on appelle le cadrage journalistique (ou « l’agenda setting » diraient les sociologues Mc Combs & Shaw).

En somme, les médias ne produisent pas tant l’opinion de manière directe, mais ils décident bien davantage des sujets sur lesquels on doit se prononcer. Ainsi le cadrage journalistique après les émeutes de 2005 autour des thèmes de l’insécurité aurait pu favoriser le candidat Nicolas Sarkozy qui revendiquait alors la fermeté sur ces sujets.

On peut aussi préciser que la télévision reste toujours le principal canal d’information des Français, comme en témoigne chaque année le baromètre La Croix-Kantar (pdf). En 2022, 48% des Français se sont informés d’abord via la télévision, loin devant Internet (32%)

Les conventions signées par les différentes chaînes sont donc très claires sur leurs obligations de principe :

Celle de CNews précise dans son article 2-3-1 :

L’éditeur assure le pluralisme de l’expression des courants de pensée et d’opinion notamment dans le cadre des recommandations formulées par le Conseil supérieur de l’audiovisuel, en particulier de la délibération relative au principe de pluralisme politique dans les services de radio et de télévision« 

Ou dans son article 2-3-7 :

L’exigence d’honnêteté s’applique à l’ensemble des programmes ».

D’ailleurs, les chaînes publiques de France TV sont soumises aux mêmes obligations, comme en témoigne son cahier des charges (article 2 et 3 – pdf):

France Télévisions développe un ensemble de services de communication audiovisuelle disponibles sur différents supports dont la ligne éditoriale est notamment définie à l’article 3 et qui, par leur diversité, contribuent au pluralisme des courants de pensée et d’opinion et à la création et à la production de programmes. A cette fin, son offre de services de communication audiovisuelle permet au public d’exercer son libre choix entre des programmes qui garantissent l’expression de tendances de caractère différent respectant l’impératif de l’honnêteté de l’information« .

Difficile d’évaluer le grand mélange des genres

Le problème, c’est bien l’évaluation du respect de ce pluralisme ou de cette honnêteté de l’information. Jusqu’à présent, il n’était mesuré que par la comptabilisation des paroles des politiques. L’Arcom demande d’ailleurs aux chaînes de lui fournir un décompte annuel pour évaluer cet équilibre, cf l’article 2-3-1 de la Convention CNews :

Il transmet à la demande du Conseil supérieur de l’audiovisuel, pour la période qui lui est indiquée, le relevé des temps d’intervention des personnalités politiques »

Or, les chaînes de télévision pratiquent de plus en plus le mélange des genres, l’information et divertissement : « l’infotainment ». Ce à l’image de TPMP de Cyril Hanouna, qui investit l’information, mais sans respecter aucune règle en matière de contradiction, de crédibilité des personnes interviewées, ni d’équilibre des points de vue. C’est ce qui était clairement ressorti de l’étude de la chercheuse du CNRS Claire Sécail, lors de la campagne présidentielle 2022.

Par ailleurs, CNews, chaîne d’information, pratique aussi allègrement le mélange entre faits et opinions. Cette chaîne qui produit beaucoup de débats, met surtout en valeur des opinions pas toujours appuyées sur des faits. Ses animateurs, éditorialistes et invités ne se préoccupent guère de pluralisme.

Pascal Praud avait même avoué qu’il défendait les idées de Zemmour sur son antenne, contrairement à ce qu’affirmait son patron Vincent Bolloré auprès de la Commission sénatoriale, ce dernier ayant soutenu la campagne d’Eric Zemmour à la présidentielle 2022.

C’est précisément cela que le Conseil d’Etat a voulu changer.

Comptage de toutes les prises de parole : un risque de fichage et une atteinte à la liberté d’expression ?

C’est la principale critique émise par les opposants à ce changement de règle. Cela veut dire que toute personne s’exprimant sur l’antenne devra être « labellisée » à droite, à gauche, ou au centre ?

Qui jugera de l’appartenance de tel chroniqueur ou de tel animateur à tel courant de pensée ? Et sur quels critères ? Oui à la pluralité des opinions mais non à la remise en cause de la liberté d’information. » s’est inquiété Bruno Retailleau, Président du groupe Les Républicains au Sénat, dans les colonnes du Figaro.

Le Conseil d’Etat a raison sur le fond et reste fidèle à la loi de 1986 : ne pas mettre des moyens publics au service d’une idéologie ou d’un camp politique particulier. Mais reste à trouver la méthode pour le faire sans excès ni de bureaucratie, ni de censure.

Par ailleurs, l’autorité administrative a ouvert la boîte de Pandore, car cette évaluation générale du pluralisme devra s’appliquer à toutes les chaînes, y compris au service public, suspecté de laisser beaucoup plus s’exprimer les opinions de gauche.

Logiquement, le Conseil d’État doit donc exiger que pour chaque média, le temps de parole de tous les chroniqueurs ou intervenants soit décompté selon leur orientation politique supposée. En commençant par le service public bien sûr…« , a réagi François-Xavier Bellamy, tête de liste de LR aux européennes. 

Pas simple, mais pas impossible

L’Arcom devra trouver un moyen de formuler le contrôle du pluralisme global, de sorte qu’il soit à la fois gérable au quotidien et acceptable socialement. Il n’est pas question d’instaurer un strict équilibre comptable des temps de parole entre les diverses opinions. Le pluralisme ne signifie pas nécessairement l’équité. Cela ne met pas fin aux lignes éditoriales, qui pourront garder leur spécificité.

Néanmoins, les chaînes devront s’assurer que sur les questions les plus polémiques et sensibles politiquement, les différents points de vue soient représentés. Et ce, dans les émissions politiques ou d’infotainment. Sans doute l’Arcom optera-t-il pour une formulation qui visera à écarter les traitements « manifestement déséquilibrés » des questions de sociétés sujets à controverse.

Exemple : La grande majorité des débats sur le thème de l’insécurité, analysés entre telle et telle période, laissent entendre qu’il y a un lien entre insécurité et immigration. Il y a une majorité d’intervenants à chaque fois pour défendre cette idée, voire aucune opinion contraire. Ce traitement déséquilibré de l’information ne respecte les obligations de pluralisme des points de vue de la chaine.

Quant au contrôle a posteriori (donc pas une censure). Il pourra se faire via des études ponctuelles comme celle élaborées par Claire Sécail pour TPMP, ou uniquement en cas d’auto-saisine de l’Arcom si la couverture déséquilibrée d’un sujet controversé ne montre qu’une vision des choses. On garde le système progressif avec avertissement, amendes et retrait de l’autorisation, ce qui laisse à chaque chaine la possibilité de corriger le tir.

Mais les amendes doivent être vraiment dissuasives.

Il ne me semble pas impossible pour les chaînes de télévision de veiller à davantage de pluralisme dans leurs programmes politisés, sans pour autant mettre en place une usine à gaz équivalente à celle qui prévaut en période électorale. Ce n’est pas l’esprit de la loi de 1986 sur laquelle se fonde le Conseil d’Etat pour motiver son injonction auprès de l’Arcom.

De fait, des petits malins détournent l’esprit de cette loi et hurlent ensuite à la censure, comme à leur habitude. Il est normal que La République les rappelle à leurs obligations. Mais je trouve sain également que d’autres s’inquiètent d’une interprétation trop restrictive du « pluralisme » et d’un « fichage » absurde et dangereux des intervenants, voire d’une limitation de la liberté d’expression.

Si cette jurisprudence pouvait servir aussi aux autres supports audiovisuels qu’ils soient publics ou privés, le niveau de l’information proposés aux citoyens n’en serait que meilleur. Je pense notamment à certains animateurs radio ou télé qui donnent de la visibilité sans contradiction à des voix complotistes, antivaxx ou anti-science, au seul motif de générer de l’audience.

Et vous, vous en pensez quoi ? N’hésitez pas à commenter, je vous répondrai et peut-être même vous intègrerai au papier si l’argument est bon 🙂

Cyrille Frank

[Consultant, formateur, conférencier] voir mon cv plus détaillé

👉 Besoin de conseils, formation ? Contactez-moi : cyrille.frank@mediaculture.fr, ou via ce lien
👉 Abonnez-vous à ma newsletter hebdo gratuite : tendances, usages, outils, bonnes pratiques médias

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *