Avec le basculement du modèle d’audience vers celui de l’abonnement, il faut désormais transformer des visiteurs en acheteurs. Un défi autrement plus difficile qui requiert un acteur clé : le chef de produit.
Le modèle d’audience pur a vécu, tué par les plateformes qui l’ont accaparé à 68%. Depuis 2017, les médias ont basculé vers des modèles d’affaire hybrides (pub et abonnements) avec une priorité à l’abonnement. Le visiteur ne suffit plus, il faut désormais attirer des acheteurs.
Or, la qualité de la production journalistique ne suffit pas à convertir des visiteurs en abonnés. Comme je l’écrivais dès 2013 : « la qualité des contenus ne suffira pas à sauver la presse », contrairement au discours méritocratique assez répandu à l’époque.
Le problème, ce n’est pas que les articles », confirme Max Leroy, VP Product & Design chez Politico.
Sachant déjà que la génération de trafic – indispensable à l’alimentation du tunnel de conversion – est devenue beaucoup plus compliquée récemment en raisons de trois facteurs :
- L’effondrement du trafic social, notamment en provenance de Facebook et Twitter.
- L’évolution des usages : les jeunes générations consultent des réseaux qui ne renvoient pas de trafic : Instagram, Snapchat, TikTok ou WhatsApp…
- La raréfaction du trafic naturel de Google, au profit de Discover sur mobile qui représente désormais jusqu’à 75% du trafic Google (selon les calculs de Virginie Clève à qui l’on doit cette super présentation.
Aller chercher des lecteurs, et si possible des acheteurs, nécessite donc aujourd’hui une large combinaison de compétences éditoriales mais aussi marketing, techniques, design/ux et business.
La réussite d’une stratégie d’acquisition d’abonnés et/ou de visiteurs requiert surtout une collaboration étroite entre toutes ces compétences. C’est là que le chef de produit se révèle crucial.
Finis les silos : vive la collaboration multi-métiers !
Le maître-mot est « la collaboration » entre ces divers domaines. C’est précisément l’un des rôle du chef de produit : faire le lien entre tous ces métiers et coordonner ces savoir-faire.
C’est particulièrement vrai pour les médias où le chef de produit doit composer avec une matière première qu’il ne maitrise pas : les contenus produits par les journalistes.
Pour Max, « Dans ton équipe tu ne peux pas avancer de manière solo. Tu as besoin de convaincre la rédaction. Sinon tu vas au conflit ou ton super écrin ne sera pas utilisé. »
Il faut abattre les cloisons. On a besoin d’une complémentarités de vision, d’un travail transversal, confirme Anabelle Nicoud, ancienne News Editor chez Apple. Par exemple, pour recruter des abonnés ou réduire le « churn », tu dois améliorer l’offre édito mais aussi personnaliser l’expérience pour qu’on me propose des articles qui m’intéressent moi. Et faire que techniquement, ça fonctionne ».
Apple News
Elle insiste même pour que cette collaboration soit initiée dès le début de tout projet.
Il faut bien attacher toutes les personnes au début, ne rater personne (par exemple une personne de la régie publicitaire) ».
Qu’est-ce qui fait un bon chef de produit ?
Pour Max Leroy, il y a des qualités non-spécifiques au product-manager (le terme en anglais tend à se répandre, tant il est commun outre-Atlantique), et d’autres qui lui sont particulières.
1. Les qualités non spécifiques du chef de produit
Il doit être le plus possible au contact des utilisateurs. Le développement, le design coûtent cher, il faut le plus de feedback possibles et avoir imaginé/testé tous les risques d’échec possibles, avant de se lancer. »
Cela implique de discuter avec les utilisateurs et d’analyser aussi leurs usages réels via les données de navigation. Ce, en amont du projet, mais aussi de manière continue après le lancement du produit. Cette fonctionnalité est bien utilisée ? Est-elle bien comprise ? », ajoute Maxime.
Il faut mettre l’usager au coeur de la stratégie, ce qui peut être contre-intuitif pour certains journalistes », surenchérit Anabelle.
Je suis d’accord. Traditionnellement la culture journalistique valorise « le flair », l’instinct du rédacteur en chef et l’originalité des sujets. Pas très aligné avec l’écoute d’une demande préalable. C’est d’ailleurs pour ça que beaucoup de journalistes ont souffert de la course à l’audience précédente. Suivre les mots clés populaires sur Google pour y répondre a fait dire à certains que le rédacteur en chef était Google, ce qui n’était pas toujours faux.
D’où mon appel alors à proposer au lecteur ce qu’il veut, mais aussi ce qu’il ne sait pas encore ce qu’il veut. Les lecteurs ont aussi besoin d’ouverture et de découvrir des choses.
2. Les qualités propres au chef de produit dans les médias
✔️ Il doit posséder la culture de l’information et être lui-même passionné par le sujet.
Ceci lui permettra d’être convaincant et de savoir parler à la rédaction pour l’embarquer dans le projet.
Max résume : « il faut bien comprendre que le matériau avec lequel on travaille, c’est le journalisme »
Je confirme, sans cette culture et cette sensibilité, il est difficile de convaincre les journalistes. Savoir par exemple que la longueur des titres ne peut être trop contrainte, sans nuire à la rigueur du propos (et sans compliquer beaucoup la vie des rédacteurs). Ou comprendre l’importance de la hiérarchisation et chronologie de l’information et des contraintes qui pèsent sur ceux qui produisent le contenu (circuit de la copie, embargos, travail des correspondants etc.)
Mais quelle satisfaction quand la collaboration fonctionne bien, s’enthousiasme Max. Comme chez Contexte – qui a développé – après un hackathon interne – la fonctionnalité « Scan », une interface pour suivre l’élaboration de la loi française en temps réel.
✔️ Le chef de produit doit aussi être beaucoup plus souple avec les médias, dans sa gestion de projets, que pour toute autre entreprise. Car sa minutieuse priorisation partira en vrille quand un évènement va survenir et prendra toutes les ressources. Ex: la guerre en Ukraine.
✔️ Il doit posséder une compétence en UX/UI (user expérience, user interface) ne serait-ce que pour tester les fonctionnalités en amont, en aval et vérifier qu’elles correspondent bien au besoins des publics visés ou qu’elles sont comprises.
Lancement de produit : les erreurs à ne pas commettre
1. Brûler les étapes.
On n’a pas compris le besoin, le marché, on a été trop vite… Ne pas être assez à l’écoute des besoins de ta/tes cibles. A qui tu parles ? Quels sont ses besoins réels ? » avertit Anabelle.
2. Ne pas respecter les fondamentaux. Pour Sacha Morard, ex-Directeur technique au Monde, qui s’est exprimé au micro de Médiarama, il faut bien respecter ce diagramme de Venn et valider :
- La désirabilité du projet : est-ce vraiment un besoin des clients ? A travailler avec le marketing
- La faisabilité du projet : à voir avec l’équipe technique et la rédaction
- La viabilité : est-ce bon pour les revenus ? A confirmer avec l’équipe commerciale
3. La jouer solo. Attention au syndrome du “Deus ex Machina”.
Quand j’étais plus jeune, je pensais « si je dois m’appuyer sur les expertises des autres, à quoi je sers ? » nous confie Anabelle.
4. Eluder une partie prenante. Oublier de convier une personne dans le projet, ne pas l’associer à chaque étape ou seulement au dernier moment, ajoute-t-elle.
5. Oublier la monétisation. Ne pas se poser la question assez tôt la question de comment va monétiser la fonctionnalité ou l’aire édito, avertit Max. Par exemple, si elle est réservée aux abonnés, pas de teaser. On ne pourra pas la diffuser. Ou penser aux formats publicitaires au dernier moment. Dommage, il faut tout déplacer (ou perdre des revenus).
6. S’accrocher à une roadmap rigide. Il y aura des disruptions, au gré de l’actualité.
Quand on a un taux de dépriorisation de 20%, on est contents. Quand c’est 80%, ça ne va pas et l’équipe produit râle. » raconte Max pour Politico.
Quelles sont les clés du succès dans la conquête d’abonnements d’un média ?
✔️ Le Dg doit être convaincu de la fonction produit, de même que le rédacteur en chef et le directeur commercial. Ils n’ont pas besoin, d’être experts du sujet recommande Max. Il ajoute :
✔️ Pour tout nouveau produit, il faut pouvoir répondre à ces 5 questions :
- Qui est l’audience ?
- Qu’est-ce qui doit être fait par l’audience ?
- Comment peut-on y répondre ?
- Qui va commencer à explorer le sujet (product discovery / versus delivery) ?
- Quel est le plan d’action ?
✔️Aligner les objectifs entre les différents départements précisait Diane Lemoine Directrice générale déléguée de L’Express, lors du festival de The Audiencers en septembre dernier. Et bien définir les prérogatives de chacun – Qui fait quoi, qui est responsable de quoi et qui a le « final cut » sur quoi. Voir le fameux canevas : « responsable, collaboration, informé ».
✔️ Le chef de produit doit être proche de la rédaction et Interagir beaucoup avec elle, plutôt que d’être rattaché au business » recommande Max.
✔️ Faire venir le marketing dans la conférence de rédaction, recommandait Laurent Suply, Directeur produit au Figaro, lors du festival The Audiencers . « Au Figaro ça se passe bien, on se fait toujours engueuler, mais cette fois c’est quand on n’a pas les chiffres demandés par les journalistes. Le basculement vers le modèle d’abonnement a fait évoluer les mentalités. »
✔️ Bien échanger entre les différents départements. Pour Max, cela implique de mettre en place des réunions (hebdo chez Politico) sur les sujets du moment et toujours y convier une personne de la rédaction pour rendre compte de la priorisation et de la progression du projet.
✔️ Bien communiquer aussi avec le Codir, pour les nouveaux projets. Ex : Chez Politico, un meeting un vendredi sur deux d’un heure – pour la création ou l’amélioration d’un produit .
Autres astuces à retenir :
✔️ Mettre en ligne les cinq questions ci-dessus pour chaque initiative sur Notion par exemple, suggère Max. Et résumer ce brief’ product à deux trois pages – 8 mn de lecture.
✔️ Forcer les gens à lire le « pourquoi ? ». Le « quand » et le « comment », ça on y pense… ajoute-t-il.
✔️ Organiser des séquences « Vis ma vie » entre les métiers (de la rédaction, du marketing ou de la technique), conseille Laurent Suply. On suit un collègue pendant une demi-journée, pour mieux comprendre ses contraintes, ses objectifs. Ce qui améliore la relation et la collaboration.
✔️Mettre en place un canal de communication rapide et spécialisé : un fil WhatsApp, Slack ou Teams… rapprocher géographiquement l’édito du marketing, la technique sur un même plateau.
Si j’ai oublié un point clé, dites-le moi, je l’ajoute et vous cite dans l’article ! Merci 🙂
Conclusion
Le chef de produit est devenu le personnage clé de l’organisation des médias tournés davantage vers la satisfaction client, du fait du changement de modèle économique. Sa mission : collaborer avec les métiers du marketing, de la technique et du business. Bien comprendre les besoins des publics, proposer des services adaptés et les monétiser. Son avènement est aussi le signe que les silos sont bel et bien dépassés : il faut se parler, travailler de concert à cet objectif commun : faire vivre son média et rendre service aux lecteurs-citoyens.
Cyrille FRANK
[Consultant, formateur, conférencier]
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