Usages et tendances 2024 de l’information : fragmentation, évitement, IA…

Reuters a publié son dernier rapport sur les usages informationnels dans le monde et en France. Les tendances décelées depuis quelques années s’accentuent. Et l’IA ajoute à l’incertitude.

Le Digital news Report du Reuters Institute est l’étude la plus complète et la plus sérieuse sur les usages de l’information dans le monde et en France. 47 pays des cinq continents, près de 95.000 personnes interrogées en détail sur la manière dont ils s’informent. L’édition 2024 vient d’être publiée ce 17 juin. Voici les principaux clés à retenir.

1. L’usage informationnel des réseaux sociaux ne progresse plus

Les réseaux sociaux sont le principal canal d’accès aux news dans le monde à 29%, mais leur usage stagne par rapport aux années précédentes. Il faut dire que Facebook et Twitter ont dépriorisé l’actualité via leur algorithme, ce qui a conduit à une baisse drastique du trafic social pour les éditeurs.

Il est aussi à noter que la recherche et les agrégateurs, pris ensemble (33 %), constituent une porte d’accès à l’information plus importante que les médias sociaux et l’accès direct (22 %).

S’agissant des agrégateurs, il y a de fortes différences entre les pays. Les portails, qui intègrent souvent des moteurs de recherche et des applications mobiles, sont particulièrement importants en Asie. Par exemple, au Japon, Yahoo! News et Line News restent dominants.

Il faut aussi noter le succès croissant des agrégateurs mobiles dans certains pays, dont beaucoup sont de plus en plus alimentés par IA. Aux États-Unis, News Break (9 %) connaît une croissance rapide avec une part de marché proche du leader Apple News (11 %).

2. Les usages se fragmentent selon les plateformes

Six réseaux sont utilisés pour l’actualité par au moins 10 % des internautes, contre seulement deux il y a dix ans.

Les plateformes vidéo se développent. YouTube est utilisé chaque semaine par près d’un tiers (32 %) des internautes, WhatsApp par environ un cinquième (21 %), tandis que TikTok (13 %) a dépassé Twitter (10 %), pour l’actualité, pour la première fois.

Déclin de Facebook pour les actualités. L’utilisation de Facebook pour l’actualité a diminué de 4 % à l’échelle mondiale, par rapport à l’an dernier.

En France aussi Facebook a perdu quatre points, mais le réseau social reste important (32%). Sauf auprès des plus jeunes qui lui préfèrent TikTok et Instagram.

Forte progression de TikTok comme outil d’information. Le réseau chinois a gagné deux points de cet usage dans le monde (13%). Il reste l’outil social le plus populaire pour s’informer chez les 18-24 ans (23 % en moyenne dans le monde).

Ces moyennes cachent une croissance rapide en Afrique, en Amérique latine et dans certaines parties de l’Asie. 39% l’utilisent désormais pour obtenir des informations chaque semaine en Thaïlande, 36% au Kenya, 29% en Indonésie et 27% au Pérou (27 %).

L’avenir de TikTok reste toutefois incertain aux États-Unis en raison des inquiétudes concernant l’influence chinoise et il est déjà interdit en Inde. Mais déjà des applications similaires, telles que Moj, Chingari et Josh, s’y développent.

3. Les vidéos courtes sont de plus en plus populaires

Les vidéos d’actualité courtes sont visionnées chaque semaine par les deux tiers (66 %) de la population mondiale (45% en France). Les formats plus longs en attirent environ la moitié (51 %).

Les plateformes en ligne concentrent 72% des usages, plutôt que les sites web des éditeurs (22 %). Mais cela dépend beaucoup de l’âge. Les plus jeunes (18-24 ans) consultent plutôt Instagram (18%), TikTok (16%) et Twitter (10%). Les plus de 55 ans au contraire consultent davantage les vidéos sur les sites web (32%), Facebook (24%) ou Youtube (24%).

Cette consommation de contenus vidéos sur les plateformes complique la monétisation des contenus médias. Pourtant ce n’est pas une fatalité : en Norvège, près de la moitié des utilisateurs (45 %) déclarent consulter leurs vidéos principalement via les sites web.

Ceci reflète la force des marques médias sur ce marché, la qualité de l’expérience utilisateur et surtout l’application d’une stratégie qui limite les publications de vidéos sur les plateformes sociales.

4. Les influenceurs concurrencent les médias traditionnels

En France, Hugo Travers (Hugo Décrypte) compte 2,6 millions d’abonnés YouTube et 5,8 millions de followers sur TikTok. C’est devenu une source d’information majeure pour les jeunes Français, dépassant les médias traditionnels comme Le Monde et Le Figaro en termes de mentions.

5. La confiance en l’information reste très basse

Seuls 31% des Français interrogés ont confiance en l’information, la plupart du temps. Le chiffre était de 30% dans le rapport Reuters 2023 (page 24). La moyenne mondiale s’établit à 40% mais avec de très fortes disparités comme le montrent les graphiques ci-dessous :

La tendance est à la baisse depuis 2018, hormis l’embellie liée au Covid-19 période durant laquelle le rôle serviciel des médias a été très apprécié (sauf des covido-sceptiques).

Les journaux locaux (63%) et les marques de service public sont les plus fiables. BFMTV est la grande marque la moins fiable avec 38% de confiance et 40% de méfiance​​. Ici se paye la course au buzz, à la polarisation et à l’audience comme pour CNews qui, malgré un audimat en hausse (+0,3%en. 4 ans), perd de l’argent (48,5 millions € en 2023 et 368 millions € au total)

6. La désinformation inquiète

59 % des personnes interrogées dans le monde s’inquiètent de ne pouvoir distinguer le vrai du faux. Ce chiffre est considérablement plus élevé en Afrique du Sud (81 %) et aux États-Unis (72 %), deux pays qui ont organisé des élections cette année.

De ce point de vue, TikTok et Twitter sont les moins fiables. 27% et 24% des utilisateurs de ces réseaux expriment des difficultés à y trouver des informations fiables.

Et l’utilisation de l’IA n’est pas pour rassurer. Dans les 28 pays étudiés, les répondants sont pour la plupart mal à l’aise avec l’utilisation de l’IA quand le contenu est créé principalement par l’IA, même avec une supervision humaine. En revanche, il y a moins d’inconfort lorsque l’IA est utilisée pour aider les journalistes, par exemple pour transcrire des interviews ou résumer des documents.

Sans parler bien sûr de la multiplication des « deep fakes » comme le faux enregistrement audio
de Joe Biden demandant à ses partisans de ne pas voter à une primaire, ou des images générées artificiellement de la guerre au Moyen-Orient.

7. L’évitement de l’actualité s’accentue

L’intérêt pour l’actualité s’est stabilisé cette année, avec un nombre de personnes très intéressées par l’actualité qui évolue peu par rapport à l’an passé. En France il s’établit à 36%, en baisse de 23 points par rapport à 2015 !

Par ailleurs, 39 % en moyenne des personnes interrogées dans le monde disent éviter les informations souvent ou parfois. C’est 3 points de plus qu’en 2023 et 10 points de plus qu’en 2017.

En France, le chiffre de personnes qui se disent usés par la quantité d’information atteint 46%, soit une augmentation de près de 10 points en cinq ans.

Les raisons de cet évitement n’ont pas changé : les médias sont souvent considérés comme répétitifs et ennuyeux. S’ajoute le caractère négatif de l’information qui rend le public anxieux et impuissants.

Par ailleurs, avec le développement du smartphone, le nombre de notifications envoyées depuis les applications de toutes sortes, contribue sans doute au sentiment de surcharge informationnelle.

Les plateformes qui nécessitent un volume de contenu pour alimenter leurs algorithmes sont un autre facteur explicatif. Et cela ne va pas s’améliorer, car début 2024, la plupart des éditeurs ont déclaré qu’ils prévoyaient de produire plus de vidéos, plus de podcasts et plus de newsletters cette année.

8. Les abonnements numériques stagnent

Dans la plupart des pays, nous continuons à observer un marché où « le gagnant remporte le plus », avec quelques titres nationaux haut de gamme accaparant une grande proportion d’utilisateurs.

Aux États-Unis, par exemple, le New York Times a annoncé en 2022 qu’il comptait plus de 10 millions d’abonnés.

En France, Le Monde a pris le large et domine les ventes numériques avec plus de 400.000 abonnés, soit près du double de son concurrent le plus proche, Le Figaro. Voir les chiffres du baromètre 2023 de l’Alliance de la presse d’information générale ci-dessous :

Comme en 2023, la proportion de Français qui payent pour s’informer (sous toutes les formes possibles) s’élève à 11%. Dont une bonne part à des titres de presse locale (19%). C’est cet attachement à l’information locale qui explique le nombre moyen d’abonnements en France qui s’élève à deux. Ceux qui s’intéressent fortement à l’actualité, ajoutent généralement à leur journal local un abonnement magazine (running, pêche, féminin etc).

9. L’IA inquiète les éditeurs sur l’avenir de leur modèle d’affaire

Les éditeurs ne s’inquiètent pas seulement de la baisse du trafic provenant des réseaux sociaux. Ils sont préoccupés aussi par la fin de l’économie du lien via les moteurs de recherche et autres agrégateurs si les interfaces de chatbot décollent.

Google et Microsoft expérimentent tous deux l’intégration de réponses plus directes aux requêtes d’actualité générées par l’IA. Une gamme d’applications nouvelles fournissent des réponses sans nécessiter un clic vers un éditeur.

Pourtant le Reuters Institute se montre rassurant :

En termes de recherche, il y a peu de preuves que le trafic de recherche se tarisse et il n’est certainement pas acquis que les consommateurs se précipiteront pour adopter les interfaces de chatbot. »

D’autres éditeurs tels Le Monde ou Associated Press se sont associés à OpenAI, permettant aux utilisateurs de ChatGPT d’accéder à leur contenu, en échange d’une rémunération qui se compte en millions d’euros. Un échange commercial qui pose d’autres questions sur le long terme.

10. L’usage audio stagne aussi et fusionne avec la vidéo

Les podcasts continuent d’attirer les jeunes, les plus riches et les mieux instruits. A 39% les hommes, en partie à cause de la prédominance des hôtes mâles. De nombreux marchés sont saturés de contenu, ce qui rend difficile la progression des audiences et la découverte de nouveaux programmes.

La plupart des podcasts les plus populaires sont désormais filmés et distribués via des plateformes vidéo telles que YouTube, brouillant encore davantage les frontières entre podcasts et vidéo.

Un peu plus d’un tiers (35 %) ont accédé à un ou plusieurs podcasts au cours du mois dernier, mais seulement 13 % concernent l’actualité. La part des podcasts écoutés pour les émissions d’information est restée à peu près la même qu’il y a sept ans.

Conclusion

L’évolution des canaux et des formats d’information nécessitent encore de nouveaux efforts pour les médias qui souhaitent renouveler leurs publics. Ce, alors que ceux consentis jusque-là ont surtout servi les plateformes. Et l’arrivée de l’IA fait courir une risque encore plus mortifère, avec la fin potentielle du clic. Le modèle d’abonnement ne permet toujours pas à la majorité des titres de se financer. La publicité reste donc vitale ainsi que les diversifications. Mais ceux qui sauront proposer une marque média fiable, proche de son public et attractive en termes de formats tireront leur épingle du jeu, quel que soit le modèle majoritaire retenu.

Cyrille FRANK

[Consultant, formateur, conférencier
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