Les producteurs de contenus devraient exploiter mieux les données de leurs lecteurs, en amont et en aval de la production. Pour améliorer la qualité éditoriale, mais aussi pour mieux monétiser leur travail.
1- ECOUTER DAVANTAGE, POUR PRODUIRE DES CONTENUS PLUS PERTINENTS
La plupart des marques, médias ou institutions se servent des réseaux sociaux comme d’un nouveau canal de diffusion. Difficile de perdre ses habitudes de locuteur unidirectionnel descendant !
Ils oublient que les plateformes sociales sont aussi un formidable observatoire des besoins utilisateurs. Et un moyen d’améliorer la qualité du service, comme l’a bien compris Starbucks, par exemple. La célèbre marque de café interroge régulièrement ses clients pour développer de nouveaux produits.
Les réseaux sociaux sont un endroit idéal pour pratiquer “l’information à la demande”, via sondages ou appels à questions. C’est ce que font les Décodeurs du Monde avec un système de vote, pour identifier les questions les plus récurrentes.
Voilà un bon moyen de faire d’une pierre deux coups, puisque cela décuple aussi le pouvoir de diffusion des contenus, comme j’ai pu le vérifier ici ou là.
Les Youtubers ont bien compris cette recette essentielle de leur succès et intègrent très souvent leurs fans dans la narration. Ils répondent à leurs questions, les citent, leur demandent de choisir les sujets, voire en co-produisent les contenus eux-mêmes !
D’une manière générale, avant de prétendre être écouté, il faut déjà créer du lien. Tout commercial sait cela, même s‘il n’a jamais entendu parler de l’école de Palo Alto.
Naturellement, une ligne éditoriale ne saurait se contenter de produire ce que les gens recherchent. Il faut aussi leur proposer ce qu’ils ne connaissent pas encore et qu’ils pourraient aimer, sinon il y a un réel risque d’enfermement cognitif.
2- INTERROGER LES UTILISATEURS POUR CONCEVOIR LES PRODUITS
Julien Robert, est le co-fondateur de Happy Couple, une application ludique qui a pour but la découverte de son (sa) partenaire et le renforcement in fine de la relation conjugale.
Par un jeu de questions-réponses envoyées à l’un et à l’autre et une comparaison des résultats, les couples apprennent à mieux se connaître et se comprendre, tout en s’amusant.
Défis, astuces, suggestions d’activités et un système de points renforcent l’attrait de l’application qui se développe bien. En quelques mois, elle a dépassé les 85 000 installations et compte près de 50 000 utilisateurs mensuels, dont 18 000 “accros” quotidiens.
Pour expliquer ce résultat encourageant, Julien insiste d’abord sur la méthode de conception en “lean-startup” qu’il a employée. Le “lean-startup” est ce mode de conduite de projet qui procède par validation progressive des hypothèses.
Ainsi, Julien a commencé à tester son concept auprès de sa base de 1000 amis, collègues et connaissances. Il leur a envoyé une fois par semaine, pendant quatre mois une série de cinq questions – quatre fermées, une ouverte. Ex : Avez-vous le sentiment de bien comprendre votre partenaire ? Une appli pour vous aider à le faire vous intéresserait-elle ?
Jusqu’à la validation de l’interface de l’application elle-même : choix de tel ou tel graphisme ou formulation. Julien a pu écarter ainsi certaines idées, comme la possibilité de partager ses résultats sur Facebook, du moins pas au début (trop intime).
Cette méthode permet d’éviter de sortir un produit qui ne correspond pas aux besoins de l’utilisateur, malgré moult efforts et réflexions en vase clos. Ici, on valide au fur et à mesure l’intérêt du public. D’abord par des questionnaires ciblés, puis par des maquettes et enfin via des sites en beta-tests qu’on affine, en observant les usages réels.
3- EXPLOITER LES DONNEES D’USAGE DES UTILISATEURS
La grande force de Julien est d’avoir bâti son CMS avant son contenu éditorial. Il a conçu un système qui lui permet d’analyser en détail le comportement de ses utilisateurs, pour adapter son contenu et faire évoluer son application.
D’abord le système permet d’exploiter les réponses des usagers, pour en tirer une représentation graphique affichée dans l’application.
Les données permettent de servir des contenus personnalisés, selon les résultats propres à chaque couple. Certains seront très en phase sur les questions “loisirs” et beaucoup moins sur la communication des émotions, par exemple.
Ensuite, les data permettent de repérer les sources d’incompréhension récurrentes. Cela permet de mieux choisir les sujets des fiches conseil, afin qu’elles soient utiles au plus grand nombre.
Le CMS récupère aussi toutes les informations marketing concernant les usagers eux-mêmes. Combien sont des utilisateurs nouveaux, réguliers, occasionnels, dormants, morts… Quels jours de la semaine les utilisateurs jouent-ils le plus ? Quelle durée ils passent sur chaque question en moyenne par jour, par semaine ou par mois ?
Ceci permet d’adapter les questions et l’application au fil de l’eau, en améliorant à chaque fois la rétention et la satisfaction des usagers.
La courbe d’usage dans le temps montre quant à elle quand l’attention décline. Cela permet de mieux la relancer par notifications, ou d’améliorer le produit.
Ces techniques sont bien connues des concepteurs de jeux vidéo qui analysent en détails les données d’usage de leurs jeux. Etudes minute par minute qui permettent de comprendre quand le joueur décroche, que le jeu soit trop difficile ou trop facile au contraire. Pas étonnant que l’un des concepteurs de Happy Couple soit un expert en data-science de chez King.
Les éditeurs devraient s’inspirer de cette méthodologie, qui n’est pas sans rappeler celle de Melty, même si ce dernier a renoncé semble-t-il en partie à ne produire que des contenus “à la demande”. C’est aussi ce que préconise le dernier rapport Reuters.
4- MONETISER LES DONNEES UTILISATEURS
Suivre de près les données utilisateurs est également profitable, car c’est évidemment du pain bénit pour le ciblage publicitaire. Il faudra veiller à bien anonymiser ces données bien sûr, pour ne pas effrayer les lecteurs. Attention de ne pas aller trop loin dans la contextualisation publicitaire des e-mails et autres conversations intimes.
C’est la stratégie suivie par les réseaux sociaux Facebook, Youtube ou Twitter. La force du modèle d’affaire de Facebook ou de Google, c’est leur outil publicitaire ciblé, livré « clé en mains » aux annonceurs. Si Twitter a du mal à gagner de l’argent, c’est surtout parce que son système et ses formats pub sont moins performants et précis.
Les médias auraient tout à gagner à développer leur propre plate-forme publicitaire intégrée, plutôt que de dépendre des autres ! C’est d’ailleurs l’une des raisons du succès de La Presse+. Le quotidien canadien a travaillé autant sur l’outil publicitaire de son application, que sur le contenu lui-même. Conseillés par une agence interne au journal, les clients créent des encarts interactifs bien conçus, qui fonctionnent. Résultat : La Presse+ est parvenue à maintenir les mêmes tarifs que sur le papier.
En somme, les médias devraient passer du CMS (content management system) au CCAM (customer content and advertising manager) qui intègrerait aussi la relation client. Ce, pour proposer au lecteur des sujets affinitaires. Ils pourraient s’inspirer d’Amazon ou d’Outbrain : « ceux qui ont acheté ce produit ont aussi aimé ceci ». Et adopter le principe des notifications personnalisées et contextualisées dans le temps et l’espace.
Idéalement, l’outil intègrerait aussi une régie publicitaire pilotée par une agence interne qui ménagerait la chèvre et le chou. Elle préserverait ainsi l’expérience utilisateur, la marque média, tout en maximisant l’impact publicitaire.
Les producteurs de contenus, en premier lieu les médias, ne peuvent plus se contenter de créer des contenus et d’optimiser le trafic. Ils doivent se mettre à l’écoute de leurs lecteurs en amont de la création, mais aussi en aval de la production éditoriale. Ceci, pour mieux diffuser et mieux monétiser leur travail. Cela signifie élargir leur domaine initial de compétences au marketing, avec une forte dimension technologique.
Il faut agir vite, car les publicitaires phagocytent une bonne part de la valeur, en exploitant les contenus médias, via la programmatique. Mais, ce n’est qu’une étape. Ils travaillent déjà à celle d’après : la distribution intelligente de leur curation ou même la production de leurs propres contenus. Ce serait un nouveau coup dur pour les médias (gratuits), après la perte de leur distribution, au bénéfice de Google et des réseaux sociaux.
Cyrille Frank
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