Pourquoi « l’info-socialisation » nous éloigne du bonheur

Dans la vie, ce qui compte, c’est le chemin, pas la destination. A ne pas saisir cela, nous gâchons notre bonheur. Mais “vivre l’instant présent” n’est qu’une formule. Et de moins en moins facile dans notre société « info-socialisée ».

Notre existence est tragique car nous sommes condamnés à ne pas savoir ni d’où nous venons, ni où nous allons, ni à quelle fin. Notre curiosité existentielle est irrémédiablement vouée à la frustration. La seule chose sur laquelle nous ayons un peu prise, c’est cette parenthèse entre deux néants : les instants que nous vivons.

Or, nous passons notre temps à nous projeter dans l’instant d’après : “quand ce cours de maths sera fini, je me précipiterai à la cantine; quand nous aurons franchi ce bosquet, nous pourrons nous reposer; quand mes enfants seront grands, nous voyagerons; quand je serai à la retraite, je me mettrai à la photo…”. Englués dans nos échéances, nos projections, nos objectifs, nous oublions que le seul but de notre existence, c’est d’essayer de profiter du voyage.

Pascal déplorait lui-même que l’homme en soit incapable :

“nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais”.

Le poète Horace ne disait pas autre chose avec sa fameuse (et tronquée) maxime : Carpe diem quam minimumcredula postero ». Profitons du moment et n’essayons pas d’accélérer les choses.

L’INSTANT PRÉSENT ? NI POSSIBLE, NI SOUHAITABLE

Le présent est un artefact situé entre deux temporalités, le passé et le futur. Entre le moment où je conçois cette phrase et celui où je finis de l’écrire, j’ai franchi successivement trois temporalités : passé, présent et futur. Le présent, ne peut être que ma vitesse de perception du temps qui se situe dans l’infiniment petit.

Jean-Paul Sartre le remarquait déjà dans L’Être et le Néant:

“Une analyse rigoureuse qui prétendrait débarrasser le présent de tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire du passé et de l’avenir immédiat, ne trouverait plus en fait qu’un instant infinitésimal, c’est-à-dire, comme le remarque Husserl dans ses Leçons sur la conscience intérieure du Temps, le terme idéal d’une division poussée à l’infini du néant.”

Vivre davantage le présent est une hérésie, car le présent est insaisissable, par essence. Il disparaît à l’instant même où il naît.

Par ailleurs, la perception du temps est fâcheuse. Elle s’exprime d’ailleurs dans l’ennui, la douleur ou la folie.

Lorsque j’étais enfant,  j’avais trouvé le moyen de ressentir un peu le temps qui s’écoule. Je me mettais devant un miroir, regardant fixement mon reflet et me répétant que pendant que je m’observais, mon reflet lui aussi me regardait, et que, en retour je l’observais.

Et ainsi de suite, jusqu’à ce que cette mise en abîme très rapide conduise à un décalage de perception : à un moment, le reflet de moi-même me regardant fixement devenait celui d’un étranger qui, évidemment, devenait alors très inquiétant. J’étais alors obligé de décrocher violemment du regard de cet autre moi-même, devenu intrus à ma conscience.

Cette petite expérience réitérée m’a donné, je crois, une perception plus claire du temps qui passe. Pour retrouver la sensation du temps dégagé de tout contexte, il m’a fallu pénétrer dans cet abîme de vitesse pour approcher un peu l’infinie lenteur du temps qui passe.

LE BONHEUR ? REGARDER LE PAYSAGE DE TEMPS EN TEMPS

Le paysage, au passage ©neilspicys sur Flickr.com
Le paysage, au passage ©neilspicys sur Flickr.com

La seule façon de concilier le réalisme de l’existence qui nécessite de se projeter en permanence et le fait de profiter un peu de sa vie est de s’imposer des pauses régulières. Pour faire le bilan des choses positives qui nous entourent et contempler le paysage, ce verre à moitié plein.

Quels que soient nos moyens et nos frustrations, nos objectifs de vie, nos désirs ne seront jamais comblés tout à fait, c’est pourquoi Epicure préconisait de ne retenir que les plus nécessaires. Une fois le petit bosquet de bac passé, il faudra enjamber le ruisseau du premier job, puis gravir cette pente hiérarchique, tout en veillant à ne pas déraper sur les problèmes d’argent, les soucis amoureux, les mauvais coups des collègues…

A chaque étape franchie, un nouvel objectif, et ce jusqu’à l’horizon final qui arrive si vite et clôt ce voyage de vie. Quels qu’aient été la météo, les embûches ou les bonnes surprises, les jolis panoramas comme les épreuves douloureuses, l’intérêt de ce voyage aura résidé en notre capacité à en profiter au maximum et à se souvenir des bons moments.

Certains voyageurs, partis avec de meilleures chaussures et plus chanceux que d’autres auront droit à un beau soleil, tandis que d’autres feront face à une pluie battante, vêtus d’un chapeau troué. Ceci est à la fois le fruit de l’inégalité sociale et du hasard, forcément injustes.

Mais tous se retrouveront en fin de journée pour faire le bilan ultime et au final, seul l’état d’esprit positif ou négatif aura fait du voyage une expérience plaisante ou un calvaire, bonnes chaussures ou pas aux pieds.

Ce qu’on appelle “bonheur” n’est ni plus ni moins que cet état d’esprit qu’on trouve facilement quand les conditions climatiques sont bonnes et difficilement lorsqu’elle sont mauvaises. C’est la seule chose sur laquelle nous ayons prise et pourtant, nous râlons après les conditions du voyage qui ne dépendent pas de nous : “j’ai pas payé pour ça !”. Les habitants du Bouthan, bouddhistes, ont très bien compris cela, en mettant au point le bonheur national brut, seul indice de la vraie richesse nationale selon eux.

L’INFOSOCIALISATION NOUS EN ÉLOIGNE

L'assoupissement des foules ©gaspi sur flickr.com
L’assoupissement des foules ©gaspi sur flickr.com

La connexion permanente aux autres et à l’information nous oblige constamment à nous projeter dans l’instant d’après. Quelle est la suite des évènements ? Comment se termine l’histoire, quoi de neuf ?

Nous sommes dans le TGV de l’infosocialisation et le paysage défile trop vite sous nos yeux. Impossible de focaliser notre attention sur rien. Le voyage n’est pas déplaisant : on rit, on pleure, on se met en colère, on s’émeut, on recherche le plaisir… Mais au final tout va si vite que tout se mélange. Et on finit par ne plus rien en retenir, ni ne plus rien vivre en propre.

Notre dépendance à l’information pour combler le vide (supposé) de nos existences conduit juste à occuper ce temps, à le remplir pour vivre par procuration. Se faisant, nous gaspillons notre plus grande richesse : le temps.

C’est pourquoi, il est nécessaire de s’arrêter, de déconnecter, ne serait-ce que mentalement. De couper parfois la télévision, de ne rien faire. Juste réfléchir et même moins, si possible, “faire le vide”, si l’on sait faire.

Il est temps de regarder le paysage, de se taire et de profiter un peu. Le ticket ne sera pas remboursé et il n’y aura pas de deuxième voyage.

Cyrille Frank

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16 commentaires sur « Pourquoi « l’info-socialisation » nous éloigne du bonheur »

  1. Ne pas se projeter dans l’instant suivant amène à davantage de « dé-constructivisme », je constate 😉

    Et puisque c’est bientôt Noël, je me cite (un bout de truc dans un truc qui traîne dans mon truc) :
    « Nous sommes le 16 novembre 2012. Il est 23 heures 16. Les yeux écarquillés je fixe ma Timeline. Qu’ai-je appris aujourd’hui ? Je scanne mentalement et me rends compte que rien, je n’ai rien appris, rien appris en Savoir… tout au plus aurais-je acquis quelques connaissances qui me lient davantage à la chose. »

    Joyeux Noël

  2. Bonjour Vincent 🙂

    Dé-constructivisme ? Nonnnn. Je suis plutôt Kantien, je construis un système, pièce par pièce (en tout cas, c’est mon objectif). La technique d’analyse, de dissection, elle est très classique…

    Le savoir ? Pour moi ce n’est que le résultat d’un travail personnel, un effort sur soi-même pour digérer l’informe. Tu attends trop de ta TL. Le sens ne viendra que de toi…
    On peut générer de l’intelligence en regardant le Big Deal, j’en suis totalement persuadé. Et je peux le prouver 😉 Tiens une bonne idée que tu me souffles là… Je le note.

    A très vite !

    1. Oui mais, en chemin tu dé-construits une représentation… Enfin j’étais juste une boutade du structuraliste que je suis 🙂

      Sinon, dans ma citation, ce n’est pas moi, c’est plus un personnage et une réponse différée à la représentation qui se dégage de cette croyance aveugle, au progrès.
      Quand à l’intelligence dans le Big Deal, j’avoue être partagé : Mon appétence personnelle dirait non, mais mon activité personnelle dirait oui. Le tout, je pense est de conserver un certain recul par rapport à ce que l’on fait, et surtout d’être lucide sur pourquoi on le fait… là, le savoir prend une toute autre dimension, il prend une dimension beaucoup plus psychanalytique.

      J’attends la suite

  3. + sérieusement / mon tweet :

    – Pb du FOMO
    – Pb de la diète informationnelle à pratiquer sans modération
    – AMHA,la prochaine monnaie d’échange sera le pouvoir de se dé/re-connecter? Ou – qui sais – de trouver des outils additionnels qui nous permettront de gérer la masse d’info de façon sélective et « non-tunnelisée »: vive le règne du trans-humain hybride avec des tas d’add-ons greffés à son corps qui nous renverrons à un méga cloud social en real time, trop cool …excusez-moi, c’est mon côté SF qui ressort.

    @+ Cyrille,

    H

  4. hey salut Henri !

    C’est quoi le FOMO ?
    C’est quoi AMHA ?

    C’est quoi un acronyme ? Non je déconne.

    Oui, je suis d’accord, les gestionnaires d’info et d’organisation de vie ont de l’avenir,
    c’est clair. Coach existentiel, tiens je le rajoute à ma galerie de métiers du futur.

    A très vite 🙂

    1. FOMO Fear of missing out
      AMHA A mon humble avis
      Pardon, WTF, je parle trop par abrev. cqfd.
      Désolé
      Bientôt,je vais parler en 0 et 1 😉

  5. hey salut Henri !

    C’est quoi le FOMO ?
    C’est quoi AMHA ?

    C’est quoi un acronyme ? Non je déconne.

    Oui, je suis d’accord, les gestionnaires d’info et d’organisation de vie ont de l’avenir,
    c’est clair. Coach existentiel, tiens je le rajoute à ma galerie de métiers du futur.

    A très vite 🙂

  6. Bonjour Cyrille,
    Merci de me conforter dans ma vision de voyager proche de la vôtre.
    Je voyage sans m’encombrer d’appareil photo pour mémoriser intérieurement les paysages. Par exemple, votre photo ci-dessus « Le paysage, au passage », je parie que c’est au Chili ou au Pérou…
    Car je laisse le soin aux reporters de photographier.
    Et moi, je profite du paysage, de l’instant sans « clic, clic », et c’est vraiment une joie permanente à ce moment là et aujourd’hui de reconnaître ce Paysage, au passage…même si vous me le contredisez, ce sera sûrement un endroit que j’ai déjà vu intensément quelque part !
    Touriste idoine ! Que nenni ! Même les musts à voir je ne les ai pas vus…comme le Corcovado à Rio de Janeiro, pendant le carnaval vécu en 1977 ! Quelques années sabbatiques inoubliables, des voyages ponctuels, thématiques, professionnels, c’est ma passion sans destinations.
    Juste une route, un chemin de fer, une voie aérienne, une croisière maritime me suffisent pour penser sans oreillettes à musique, contempler les défilements d’images du TGV tel un impressionniste à mon insu…les calmes idées arrivent par dessus pour philosopher justement sur le sort des vitesses.
    En vol, un tapis cotonneux et blanc s’étale sous les yeux à travers le hublot, moment lumineux pour se focaliser sur le temps qui n’existe pas chez les astrophysiciens !
    C’est vrai, je suis prêt à partir pour un aller sans retour sur Mars sans fuir le rézo-terrien ! Je dis cela peut-être parce que je sais je ne serai pas sélectionné comme poète de la philo-fiction dans mon essai romancé « Escale Autrement ».

    Cordialement,
    Jean-François

  7. Bonjour Cyrille,
    Merci de me conforter dans ma vision de voyager proche de la vôtre.
    Je voyage sans m’encombrer d’appareil photo pour mémoriser intérieurement les paysages. Par exemple, votre photo ci-dessus « Le paysage, au passage », je parie que c’est au Chili ou au Pérou…
    Car je laisse le soin aux reporters de photographier.
    Et moi, je profite du paysage, de l’instant sans « clic, clic », et c’est vraiment une joie permanente à ce moment là et aujourd’hui de reconnaître ce Paysage, au passage…même si vous me le contredisez, ce sera sûrement un endroit que j’ai déjà vu intensément quelque part !
    Touriste idoine ! Que nenni ! Même les musts à voir je ne les ai pas vus…comme le Corcovado à Rio de Janeiro, pendant le carnaval vécu en 1977 ! Quelques années sabbatiques inoubliables, des voyages ponctuels, thématiques, professionnels, c’est ma passion sans destinations.
    Juste une route, un chemin de fer, une voie aérienne, une croisière maritime me suffisent pour penser sans oreillettes à musique, contempler les défilements d’images du TGV tel un impressionniste à mon insu…les calmes idées arrivent par dessus pour philosopher justement sur le sort des vitesses.
    En vol, un tapis cotonneux et blanc s’étale sous les yeux à travers le hublot, moment lumineux pour se focaliser sur le temps qui n’existe pas chez les astrophysiciens !
    C’est vrai, je suis prêt à partir pour un aller sans retour sur Mars sans fuir le rézo-terrien ! Je dis cela peut-être parce que je sais je ne serai pas sélectionné comme poète de la philo-fiction dans mon essai romancé « Escale Autrement ».

    Cordialement,
    Jean-François

  8. Bonjour Cyrille,
    vivre l’instant present ,survivre a un present difficile, se projeter dans le futur, tout un art subtil et complexe
    la decontextualisation est lune des limites certaines de la philosophie

    1. Bonjour Dolores,

      Absolument, comme vous dites, un art subtil et complexe et un équilibre toujours instable, comme le rappelle Pascal. Mais pourquoi dites-vous que la décontextualisation est une des limites de la philosophie ?

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