Les journalistes ne rechignent pas à évoluer vers le bi-média, par résistance au changement ou fainéantise. Voici ce qui les freine.
Je forme les groupes médias aux techniques web depuis longtemps. Au cours de mes interventions, j’ai constaté souvent le fossé culturel qui sépare journalistes et direction. Pour celle-ci, généralement, si les journalistes rechignent à évoluer vers le bi-média, c’est par résistance au changement ou fainéantise. La réalité est toute autre.
Lorsque j’arrive dans une rédaction, ou un groupe média, c’est pour expliquer concrètement comment se pratique le journalisme sur Internet ou sur les supports digitaux. Comment écrire sur le web ou le mobile, comment enrichir l’information avec du multimédia ou des infographies, comment gérer sa communauté, se servir des réseaux sociaux, de la tablette, des outils collaboratifs… Bref, je débarque avec une tonne de bonnes pratiques pour créer de l’audience, de la fidélisation et donc de la valeur pour le lecteur et l’entreprise.
Mais, le fait est que je déboule aussi avec beaucoup de travail en plus. L’accueil n’est donc pas toujours des plus chaleureux, en dépit de mon charisme et ma légendaire bonne humeur (oui, je pratique aussi la méthode Coué).
Il est rare que les journalistes ne soient pas intéressés par ce que je raconte et par tout ce qui peut améliorer leurs pratiques. Certes, il y a quelquefois un ou une empêcheur (se) de tourner en rond, qui ne prête aucun crédit à ce qu’un petit con de mon âge peut bien raconter(je fais jeune, mais de moins en moins, il faut reconnaître). Il y a aussi quelques aigris, qui, pour des raisons étrangères à ma mission, n’ont pas envie de faire le moindre effort.
Toutefois, le plus souvent, les personnes que je forme sont attentives et réceptives, dès lors qu’elles constatent que nous parlons le même langage, que nous partageons le même souci du lecteur, ainsi qu’une certaine ambition en termes de « qualité éditoriale ». Et aussi, après avoir vérifié que j’ai quelques arguments pour appuyer mes préconisations. Le journaleux ne fait pas confiance facilement, déformation professionnelle sans doute.
Touche pas à la qualité de mon job !
En revanche, très rapidement se pose la question de la charge de travail supplémentaire. Et le problème ne se réduit pas au désir de quitter le boulot pas trop tard, comme le pensent souvent les chefs. Le journaleux ne compte pas ses heures généralement (il y a des exceptions, mais ce n’est pas ce qu’on peut appeler un métier de « planqué », d’ailleurs, cela existe-t-il vraiment, ça ?).
En dépit de sa propension non mince à râler et à contester, le journaliste est finalement doué d’une assez grande souplesse et capacité d’adaptation. Il peut aller à reculons vers un nouvel outil qui modifie ses habitudes, comme tout le monde.
Qui ne peste lorsque le Monop’ du coin décide, sans avertir personne, de changer l’emplacement des packs de lait ? Yann Guegan, rédacteur en chef adjoint de rue89 rappelait combien il est rare que nous changions notre itinéraire habituel, ne serait-ce que pour tester un meilleur parcours, ou juste pour essayer…
Mais, si on prouve au journaliste que le nouvel outil est mieux et permet in fine de gagner de la qualité ou de la productivité, il accepte de changer, même si ça lui coûte au départ.
Il peut aussi consentir dans une certaine mesure à travailler davantage pour mieux faire son travail, ou pour sauver son job. Argument économique que ne manque pas de lui rappeler la direction. « Nous devons tous faire un effort en ces temps de crise et donc travailler plus pour gagner pareil, mais pouvoir continuer à travailler ».
En revanche, ce qu’un plumitif n’accepte pas, ou avec amertume, et la mort dans l’âme, c’est une pratique qui détériore à ses yeux la qualité de son travail. Pour comprendre cela, il faut saisir sa motivation profonde qui est en partie altruiste et en majorité orgueilleuse.
On ne devient pas journaliste par vénalité, pour gagner de l’argent. On le devient par souci citoyen d’informer son prochain et de lui rendre service, c’est le côté altruiste. On choisit aussi ce métier pour se valoriser socialement : être fier de ce que l’on fait pour pouvoir en tirer une satisfaction vis à vis d’autrui. « C’est moi qui l’ai fait ! ».
Les employeurs jouent d’ailleurs de cet orgueil pour limiter au maximum les rémunérations. « Ne vous plaignez pas, vous au moins, vous avez un travail intéressant ! ». On se demande quel est le rapport, mais en tout cas, l’argent n’étant pas la motivation principale du journaliste, on peut en trouver une flopée qui vivotent avec un salaire inférieur à celui du salaire médian en France, soit 1845 euros/mois (chiffre actualisé en 2020).
Bref, si vous retirez au journaliste la satisfaction du travail bien fait (plaisir intérieur) et dont il peut être fier (plaisir social), vous allez le fâcher.
Former les gens ne suffit pas
Généralement, les formations se passent bien. On apprend plein de choses, on voit comment faire mieux les choses, plus vite. On découvre de nouveaux services à apporter au lecteur. Les journalistes sont enthousiastes, ils ne demandent qu’à faire. Le problème, c’est comment. Et le plus souvent, ils se trouvent confrontés à un déficit d’organisation.
Faire plus, à effectifs constants nécessite forcément des adaptations et des choix. Or ces choix qui relèvent du management ne sont pas faits, dans la plupart des cas.
Écrire des news le matin, publier sur Facebook, monter un diaporama, faire une carte interactive ? Très bien, mais quand je trouve le temps, moi, d’écrire les 18 pages mensuelles de mon magazine, sans compter les hors séries et autre booklets ? Sur mon temps libre ? Non désolé, je n’ai pas signé pour cela, surtout quand je fais largement plus que mes heures. Surtout quand l’entreprise pour laquelle je travaille dégage (quelquefois et de moins en moins, il faut le reconnaître, dans le secteur de la presse) des bénéfices et refuse pourtant obstinément de recruter.
La polyvalence très bien, mais pas l’exploitation productiviste pour gonfler les poches des actionnaires, ou assurer leur influence politique. Le discours d’Edwy Plenel sur le grave danger que représente la dépendance de la presse d’information générale vis à vis des pouvoirs d’argent (les banques par exemple), s’applique aussi à la presse de loisirs, dans une moindre mesure.
S’organiser, ok, mais comment ?
1. D’abord, cela veut dire concentrer ses efforts, c’est à dire faire des choix
On ne pourra pas tout faire, alors que faut-il privilégier et sur quels critères ? L’audience du site, l’image du titre, le lien avec le lecteur, le développement des abonnements ? Si c’est ce dernier critère qui est désormais la priorité, pourquoi continuer de développer une stratégie d’audience ? Il est en ce cas là urgent de mesurer précisément les articles qui « transforment ». Ou en tout cas, de regarder le parcours des nouveaux abonnés pour analyser les motivations à sortir le portefeuille. Par ailleurs, s’agissant de la fidélisation et le recrutement des lecteurs, je crois qu’il vaut mieux assurer le suivi de ses articles en répondant aux commentaires quand c’est nécessaire, que produire un nouveau diaporama ou une infographie, aussi intéressante soit-elle. Mais il s’agit là d’une décision éditoriale qui relève de la hiérarchie et qui doit être prise en connaissance de cause.
Ne pas faire de choix est la pire des décisions, car elle conduit forcément à une dégradation de la qualité éditoriale. Même avec beaucoup de pratique, relire un papier avec attention pour éviter les erreurs, prend un temps incompressible. Et ce temps doit être pris, car laisser passer une faute d’orthographe n’est pas le pire qui puisse arriver. Si vous faites une grave erreur de sens, et dites des bêtises, le dommage est grand, même si difficilement mesurable. Surtout sur le papier qui ne permet pas de revenir en arrière.
2. Ensuite, il faut établir des process pour gagner du temps
Et cela, partout où c’est est possible. Éviter de refaire les choses plusieurs fois, recycler le travail déjà produit, mieux collaborer entre les équipes…
Cela passe aussi par de bons outils, notamment en matière de bases de données et de CMS. Pouvoir rechercher et réutiliser un même visuel sur plusieurs articles, réduire automatiquement la résolution des photos pour adapter leur format selon la destination print ou web…
3. Il faut aussi travailler autrement
Par exemple, prévoir à la fin d’une interview de reformuler trois questions avec son iPhone pour avoir une version vidéo d’une minute, sans montage ou presque, à publier rapidement sur le web. Et d’une manière générale, exploiter toutes ces occasions où l’on est en contact avec la source de l’information pour multiplier les traitements. Prendre des photos au cours d’un reportage pour pouvoir réaliser un diaporama, une fois l’article publié, en enrichissement.
Tâcher aussi de s’organiser avec une production au fil de l’eau, centraliser les informations brutes, et les adapter au support de diffusion : web, tablette, mobile, voire aux différents publics visés. C’est un peu le modèle de la newsroom (comme le Daily Télégraph par exemple) qui fait si peur mais présente de nombreux avantages, s’il est bien mis en place, c’est à dire avec souplesse en fonction de la taille des équipes, de leur niveau de compétence et de motivation.
4. Ecouter le terrain pour décider des outils et des process
Etre un bon chef, ce n’est pas tout savoir sur tout, et donc, décider seul ou avec une petite équipe de « cerveaux supérieurs ». C’est au contraire savoir s’appuyer sur toutes les expertises, d’où qu’elles viennent. Et qui, mieux que les opérationnels savent ce qui peut leur faire gagner du temps ? Que de productivité et de qualité gagnée à soumettre un projet de CMS ou de site aux journalistes eux-mêmes, en amont du développement ! Demander l’avis des gens n’est pas un signe de faiblesse, bien au contraire. Et personne ne vous oblige à appliquer des avis qui vous semblent absurdes. Philippe IV le bel, grand réformateur, disait : « prendre l’avis de tous, décider seul et appliquer ses décisions avec la plus grande énergie ».
Accompagner, encourager, rassurer
Le changement auquel est confronté la presse n’est pas petit. Il induit des bouleversements importants en termes d’organisation et de qualité de vie. Il modifie les rythmes et les manières de travailler. Il faut aujourd’hui être de plus en plus capable de faire sinon plusieurs choses à la fois, du moins de nombreuses tâches différentes dans une même journée.
Il y a assurément une fragmentation du travail qui s’ajoute à la charge de travail supplémentaire puisqu’il s’agit de faire plus à effectifs constants, le plus souvent.
Les délais de fabrication et de publication, eux, restent les mêmes, ce qui augmente le stress. Si à cela s’ajoutent de nouveaux outils que l’on maîtrise mal, ou qui fonctionnent mal, alors c’est la goutte d’eau qui peut faire déborder le vase.
Voilà pourquoi, il est souhaitable d’accompagner les rédactions sur la durée et non pas au cours d’une session de formation de six jours où l’on est censé tout apprendre d’un coup, de manière plus ou moins indigeste.
Il y a un côté infantilisant et un peu humiliant de devoir repartir de zéro sur certains outils quand on a du métier dans son domaine. C’est quelque chose d’assez frustrant et nous autres, jeunes geeks, ferions moins les fiers si on nous mettait sur QuarkX Press 3.0 ou a fortiori sur une linotype.
Attention à ne pas être ni méprisant, ni arrogant, mais au contraire compréhensif. Maîtriser un ordinateur, un clic droit, un enregistrer sous, un CTRL +C et CTRL +V, ce n’est pas sorcier, mais encore faut-il en avoir l’habitude. « Avant de savoir, je ne savais pas » dit le sage.
Le journaliste est certes particulièrement méfiant, c’est dans son ADN et sa formation. Son métier et sa performance reposent sur sa capacité à douter de ce qu’on lui dit, des évidences, voire des « vérités officielles ». Pourquoi voulez-vous qu’il en soit autrement avec vous ? Il va falloir prendre le temps de convaincre et trouver les bons arguments. Ne vous plaignez pas, vous ne voudriez pas de moutons bêlants comme responsables de vos journaux…
Etre concret et pouvoir « faire des choses »
Il y a aussi une grosse source de frustration chez les journalistes que je forme, tous secteurs confondus. C’est l’impossibilité de mettre en application les bonnes pratiques que je leur donne. Ou l’incapacité à utiliser les merveilleux outils en ligne que je leur fais découvrir.
J’intègrerais bien une carte interactive, mais le CMS n’est pas compatible. Je ferais bien un blog, mais il faut que je demande au service informatique, cela va prendre six mois vu leur charge de travail. Je voudrais bien faire des titres plus informatifs et plus clairs, mais le calibrage de notre CMS m’empêche de dépasser les 60 caractères…
Bref, le mieux est de former les gens avec le nouvel outil ou peu de temps après. Sinon vous ne faites que renforcer leur frustration et le sentiment qu’ils sont très en retard, donc leur inquiétude.
Il faut aussi casser la main-mise du service informatique sur les outils, afin de gagner en souplesse, en réactivité et en initiative. Combien de journalistes ai-je rencontré qui ne demandaient qu’à créer leur blog pour booster leur rubrique ? Mais devaient attendre la validation du directeur informatique qui ne venait jamais, car il avait d’autres priorités (et on peut le comprendre) ?
Il est normal que les informaticiens encadrent et contrôlent les process (par exemple la sécurisation d’un nouvel outil en iframe dans WordPress ou Drupal). Par contre, il ne faut pas que cette validation prenne trois mois. Par ailleurs, ne rien pouvoir installer sur son poste sans passer par l’informatique, c’est une hérésie. Pour brider toute velléité de curiosité et souplesse technique des journalistes, il n’y a pas mieux.
Si vous voulez garder la motivation de vos employés, encouragez les initiatives et récompensez-les au contraire ! Mais cela veut dire aussi savoir déléguer et donc faire confiance. Vous avez peut-être raison de vous méfier, mais en ce cas, faites des tests, allez-y petit à petit… En revanche, laissez la porte ouverte !
La volonté de contrôle absolue n’est plus compatible avec le système économique dans lequel nous vivons. Il faut savoir avancer vite et donc à plusieurs, en s’appuyant sur toutes les bonnes volontés. Mieux vaut créer un blog perfectible tout de suite, qu’un super blog dans six mois. D’autant qu’on va pouvoir améliorer les choses au fur et à mesure. C’est une leçon que je garde de mon expérience avec les Anglais : se lancer parfois avec un minimum de préparation, mais contrôler et rectifier la trajectoire régulièrement et fréquemment.
EN RESUME : patrons de journaux, managers, responsables des ressources humaines, communicants… les journalistes et rédacteurs ne sont pas les indécrottables résistants au changement que vous croyez. Ils apprécient les formations que vous leur donnez, mais ils ont aussi besoin d’encadrement, d’accompagnement, d’écoute. Et également d’un minimum de moyens pour éviter de devoir tout faire et donc de mal faire, ce qui est le pire facteur de démotivation pour eux.
Accessoirement, ils ont besoin d’être convaincus que, derrière tous les changements qu’on leur demande, existe une stratégie économique et une tactique réfléchie.
Mais, le plus important sans doute, c’est qu’ils ont besoin qu’on s’intéresse à eux, qu’on leur fasse un peu confiance, et pourquoi pas, qu’on leur témoigne un peu de considération. Vous verrez alors que le changement passera nettement mieux.
Quant à vous, journalistes, n’ayez pas peur du numérique, mais commencez à vous remuer sérieusement !
Cyrille Frank
Journaliste, formateur, consultant
2 années de classe prépa épuisantes et ultra sélectives + 3 années d école de commerce sont souvent le quotidien des chefs de rayons. Quel mépris de la part de quelqu’un qui conseille d être ni méprisant ni arrogant ! Ce n est pas la méritocratie qui en prend un coup mais l’humilité.
Marie,
ok, ok, mea culpa.
Le niveau requis a changé entre mon époque et aujourd’hui, je vais trouver une autre profession mieux payée (c’est pas ça qui manque)
C’est juste une comparaison : niveau études / salaire qui m’intéresse et les journalistes sont très loin d’être les mieux dotés sur ce plan.
Eh bien pour moins de 2000€ subir une pression permanente sur les chiffres, être présent dans le magasin AVANT les clients (soit très souvent à 7h le matin quand ce n est pas y aller à 3 h du matin pour les reimplantations), finir parfois après la fermeture du magasin (21 ou 22h) et travailler le week-end c est ça le quotidien d un chef de rayon Bac + 5 . Je ne suis pas certaine que ces conditions de travail fassent rêver et soient particulièrement géniales au niveau du rapport niveau d études / salaire .
Marie,
Essayez de changer de job ! Ce ne sont ni des conditions de travail normales, ni un salaire correct, eu égard à votre niveau de diplôme.
Regardez cette grille, elle correspond à ce que je disais : bac+2 http://www.distrijob.fr/salaires/salaires-dans-la-distribution.asp
Il y a aussi des moments où il faut refuser de se faire exploiter. Sinon, il n’y a aucune raison pour que cela change, n’est-ce pas ? (loi offre/demande que vous connaissez bien)
Vous allez me dire plus facile à dire qu’à faire ? Certes, mais il y a aussi un moment où l’on ne peut accepter tout et n’importe quoi. Ce n’est pas pas le meilleur moment pour partir, mais il faut songer à changer de crèmerie, si vous voulez mon avis.
A moins que vous n’y trouviez quelque part votre compte, mais en ce cas, vous n’avez pas le droit de vous plaindre…
Cordialement
J’ai changé de job 😉 Mais c’est la comparaison qui m’a hérissé parce que c’est un métier qui est extrêmement pénible avec des horaires de dingue et une pression d’enfer.
Cher Cyceron, voici un bien joli papier, vous y écrivez pas mal de choses vraies sur le contrôle qualité qui disparait (le SR est une charge, pas un atout pour bon nombre de directions) ou sur la nécessité de l’appropriation des outils informatiques (imagine-t-on un journaliste devoir aller réclamer l’autorisation d’utiliser son stylo tous les jours au responsable des fournitures).
Je vous trouve en revanche un peu naif sur certains points. Cela vient sans doute du fait que vous êtes du sérail, ce qui n’est pas le cas de tous vos collègues. Non, tous nos confrères ne sont pas intéressés par le web. Les nouvelles générations oui mais quand on monte en âge, la motivation baisse très vite. Qui d’entre nous ne connait pas un journaliste incapable ne serait-ce que de taper un papier sur un clavier ? Qui n’a jamais entendu les pires horreurs sur FB (ce repaire de gamins débiles qui mettent en ligne des vidéos de merde) ou sur Twitter (ce truc ou les gens « croient » faire de l’info en 140 caracteres), sur les commentaires (ces internautes ne savent que rabacher des propos de café du commerce ou faire circuler des rumeurs) ?
Vous avez raison aussi sur le fait que les éditeurs sont eux prêts à cette évolution. Mais sont-ils prêts à vous fournir l’iPhone qui vous servira 15 heures par jour, l’iPad avec lequel vous prendrez vos notes, vous taperez vos interviews, ferez votre revue de presse en ligne, réseauterez matin et soir ? Quid de l’abonnement au réseau mobile pour être en mesure de publier partout et tout le temps ?
Derrière tout cela, il y a un changement majeur de modèle économique. La presse papier a perdu la majorité de ses financements pub, le web n’a pas la même valeur aux yeux des annonceurs et donc ne peut pas compenser, le mobile est encore plus faible. Les lecteurs surtout attendent autre chose : marre des papiers repompés sur les CP des relations publiques, marre des papiers uniformisés jusqu’au titre identique et à l’illustration d’un journal à l’autre, marre de l’autisme d’une profession qui ne vient jamais parler avec ses lecteurs.
Nous avons perdu notre modèle économique, nous avons perdu notre magistère, nous avons perdu notre légitimité. Nous repartons d’en bas avec la nécessité de tout reconstruire. Soyons un peu humbles, soyons surtout intelligents et bourrés d’idées. Les petites techniques ne suffiront pas, elles viennent optimiser une qualité sous-jacente. Si cette qualité n’est pas là, une bonne titraille, des mots clés et les techniques d’optimisation d’écriture ne serviront à rien.
Bonne nouvelle quand même : un boulot n’est jamais aussi intéressant que lorsqu’il est à inventer ou réinventer. Et pour ne pas tomber dans le piège de l’amour et l’eau fraiche, c’est aussi dans ces périodes là qu’on peut finir par en vivre très bien. Si on a du talent !
Cordialement, M.
PS : j’espère que cette intervention ne sera pas prise pour une critique personnelle, elle ne l’est pas. 😉
Bonjour Manuel,
Merci beaucoup pour votre compliment et naturellement non, je ne le prends pas comme une critique personnelle. Serait-ce le cas, d’ailleurs que je ne le prendrais pas mal. Je suis là pour discuter, pas pour monologuer 😉
Je vais commencer par vous donner raison en partie. Oui, il y a quelques journalistes très en retard et totalement réfractaires aux nouvelles technologies, aux réseaux sociaux etc.
Je peux parler d’expérience, j’ai formé des centaines de journalistes en presse quotidienne, magazine, en télévision… Je suis peut-être un peu trop optimiste, mais certainement pas naïf !
En revanche, ceux que je ne suis pas parvenu, au moins partiellement à convertir, sont rares. Mais il faut mouiller la chemise ! Expliquer, montrer, tester avec des exemples concluants qui vont dans le sens de ce qui est recherché par les journalistes. Trouver de nouvelles sources via Facebook ou Twitter, diffuser ses articles et augmenter sa visibilité etc.
Par ailleurs, en effet, il est inutile de chercher à convaincre ceux qui n’ont déjà pas assez de temps pour faire correctement leur travail.
Il y a de temps en temps un petit coup de pied aux fesses à donner pour expliquer qu’on n’a pas le choix, et que c’est notre devoir d’aller chercher le lecteur là où il est. Mais croyez-moi, mon discours à la fois ouvert et responsabilisant fonctionne. Ce que je dis dans mon papier : les journaleux sont sceptiques, par culture, mais on peut les convaincre, pour peu qu’on connaisse son sujet et qu’on prenne le temps de le faire.
Mais, vous l’aurez compris, tout ne dépend pas de leur bonne volonté et de mon point de vue, le principal problème n’est sans doute pas les journalistes, mais l’absence de stratégie et d’organisation.
Quant aux modèles économiques, naturellement vous prêchez un converti. C’est ce que nous essayons de faire avec Quoi.info et Askmedia.fr. Je ne peux que vous donner raison : se différencier, apporter de la valeur et s’accrocher.
C’est un point que j’aborde dans un papier précédent écrit il y a quelque temps :
http://www.mediaculture.fr/2010/11/22/journalistes-papier-nayez-pas-peur-mais-bougez-vous/
Bien cordialement
Cyrille
Cher Cyceron, voici un bien joli papier, vous y écrivez pas mal de choses vraies sur le contrôle qualité qui disparait (le SR est une charge, pas un atout pour bon nombre de directions) ou sur la nécessité de l’appropriation des outils informatiques (imagine-t-on un journaliste devoir aller réclamer l’autorisation d’utiliser son stylo tous les jours au responsable des fournitures).
Je vous trouve en revanche un peu naif sur certains points. Cela vient sans doute du fait que vous êtes du sérail, ce qui n’est pas le cas de tous vos collègues. Non, tous nos confrères ne sont pas intéressés par le web. Les nouvelles générations oui mais quand on monte en âge, la motivation baisse très vite. Qui d’entre nous ne connait pas un journaliste incapable ne serait-ce que de taper un papier sur un clavier ? Qui n’a jamais entendu les pires horreurs sur FB (ce repaire de gamins débiles qui mettent en ligne des vidéos de merde) ou sur Twitter (ce truc ou les gens « croient » faire de l’info en 140 caracteres), sur les commentaires (ces internautes ne savent que rabacher des propos de café du commerce ou faire circuler des rumeurs) ?
Vous avez raison aussi sur le fait que les éditeurs sont eux prêts à cette évolution. Mais sont-ils prêts à vous fournir l’iPhone qui vous servira 15 heures par jour, l’iPad avec lequel vous prendrez vos notes, vous taperez vos interviews, ferez votre revue de presse en ligne, réseauterez matin et soir ? Quid de l’abonnement au réseau mobile pour être en mesure de publier partout et tout le temps ?
Derrière tout cela, il y a un changement majeur de modèle économique. La presse papier a perdu la majorité de ses financements pub, le web n’a pas la même valeur aux yeux des annonceurs et donc ne peut pas compenser, le mobile est encore plus faible. Les lecteurs surtout attendent autre chose : marre des papiers repompés sur les CP des relations publiques, marre des papiers uniformisés jusqu’au titre identique et à l’illustration d’un journal à l’autre, marre de l’autisme d’une profession qui ne vient jamais parler avec ses lecteurs.
Nous avons perdu notre modèle économique, nous avons perdu notre magistère, nous avons perdu notre légitimité. Nous repartons d’en bas avec la nécessité de tout reconstruire. Soyons un peu humbles, soyons surtout intelligents et bourrés d’idées. Les petites techniques ne suffiront pas, elles viennent optimiser une qualité sous-jacente. Si cette qualité n’est pas là, une bonne titraille, des mots clés et les techniques d’optimisation d’écriture ne serviront à rien.
Bonne nouvelle quand même : un boulot n’est jamais aussi intéressant que lorsqu’il est à inventer ou réinventer. Et pour ne pas tomber dans le piège de l’amour et l’eau fraiche, c’est aussi dans ces périodes là qu’on peut finir par en vivre très bien. Si on a du talent !
Cordialement, M.
PS : j’espère que cette intervention ne sera pas prise pour une critique personnelle, elle ne l’est pas. 😉
Héhéhé, je suis depuis quelques temps en restant sous la ligne d’horizon Quoi.info et askmedia.fr … il y a là dedans un modèle économique qui peut être payant, ces projets ont en tout cas pris quelques bonnes directions. Pas certain en revanche que vous puissiez atteindre vos objectifs facilement et durablement, on ne trouve pas 1M V.U. comme ça. Sur le Web encore plus que dans la presse classique, un lectorat ne se trouve pas, il se bâtit jour après jour. C’est long, frustrant mais passionnant.
Une chose est claire : le plurimédia n’est pas un choix, toutes et tous doivent s’y mettre. Et j’aurais même tendance à dire à nos collègues de l’audiovisuel que « now is the time ». Avant que les smarts TV ne deviennent des objets de conso courante …
Manuel,
Nous l’aurions trouvé ce million, si ma stratégie de partenariats de diffusion n’avait été interrompue par un accord avec Le Parisien (suite à la prestation du Parisien Magazine).
Mais pas de panique, nous sommes déjà sur le coup d’après et avons changé de modèle.
Réactivité, écoute… j’essaie de mettre en pratique ce que je professe… 😉
Cyrille
Héhéhé, je suis depuis quelques temps en restant sous la ligne d’horizon Quoi.info et askmedia.fr … il y a là dedans un modèle économique qui peut être payant, ces projets ont en tout cas pris quelques bonnes directions. Pas certain en revanche que vous puissiez atteindre vos objectifs facilement et durablement, on ne trouve pas 1M V.U. comme ça. Sur le Web encore plus que dans la presse classique, un lectorat ne se trouve pas, il se bâtit jour après jour. C’est long, frustrant mais passionnant.
Une chose est claire : le plurimédia n’est pas un choix, toutes et tous doivent s’y mettre. Et j’aurais même tendance à dire à nos collègues de l’audiovisuel que « now is the time ». Avant que les smarts TV ne deviennent des objets de conso courante …
Cher Professeur Frank,
Je me permets de vous faire suivre ce courriel de l’honorable Académie française.
Cordialement
Monsieur,
La locution au final, dans le sens de à la fin, est considérée comme fautive car final n’est un substantif que dans le domaine de la musique (le final ou le finale d’une symphonie). Je vous invite à consulter notre rubrique Dire, ne pas dire (dans la langue française) sur notre site, vous pourrez voir les équivalents qui sont proposés pour éviter cette locution.
Cordialement,
Florence Monier
—–Message d’origine—–
Envoyé : mercredi 31 octobre 2012 15:29
À : contact@academie-francaise.fr
Merci tellement Maîtresse Florence,
Je m’empresse de changer immédiatement cela, sans quoi j’aurais, je pense, du mal à trouver le sommeil.
Très cordialement
Cyrille
Cher Professeur Frank,
Je me permets de vous faire suivre ce courriel de l’honorable Académie française.
Cordialement
Monsieur,
La locution au final, dans le sens de à la fin, est considérée comme fautive car final n’est un substantif que dans le domaine de la musique (le final ou le finale d’une symphonie). Je vous invite à consulter notre rubrique Dire, ne pas dire (dans la langue française) sur notre site, vous pourrez voir les équivalents qui sont proposés pour éviter cette locution.
Cordialement,
Florence Monier
—–Message d’origine—–
Envoyé : mercredi 31 octobre 2012 15:29
À : contact@academie-francaise.fr
Merci tellement Maîtresse Florence,
Je m’empresse de changer immédiatement cela, sans quoi j’aurais, je pense, du mal à trouver le sommeil.
Très cordialement
Cyrille
Les journalistes ne sont pas en cause dans les énormes difficultés que traverse la presse (contrairement à leur encadrement bien souvent). C’est le papier qui est devenu obsolète, même si les journaux gratuits distribués dans les grandes villes font encore illusion. Nous vivons une période charnière où la presse en ligne pointe le bout du nez, mais ne génère pas de recettes ou si peu. S’il y a un combat à mener pour les journalistes, c’est d’imposer une présence plus massive et active de vrais professionnels aux claviers. Je vois bien tous les jours que la plupart des titres quotidiens historiques distribuent sur la toile un concentré d’informations qui concurrence leurs journaux papier sans avoir à bourse délier. J’ai bossé pendant 37 ans dans un régional pas plus couillon que les autres (La Dépêche du Midi), nous avons tout essayé et pourtant, comme tous les autres canards, les ventes ont chuté régulièrement à partir des années 1980.
Bonsoir Alain,
Je connais d’autant mieux la Dépêche que nous sommes associés avec eux avec quoi.info et que j’ai bien sympathisé avec le patron du web, Michael Bourguignon. C’est plutôt un bon canard en effet. 🙂
Il n’y a pas qu’une cause selon moi au difficultés de la presse mais de multiples.
– Sans doute en effet la concurrence de l’info gratuite qui s’explique aussi par le fait que la presse s’est aussi longtemps contentée de reprendre l’AFP, ou n’a pas assez apporté de valeur (marronniers, kermesses etc.). Lorsque tout le monde repompe l’AFP et le diffuse sur le web ou/et les gratuits, plus de motif d’acheter.
– Mais c’est surtout la concurrence sur les services issus du web : petites annonces immobilières, jobs, rencontres, météo, prog TV… Il ne faut pas négliger ce motif essentiel d’achat des journaux que le web a cannibalisé. PERSONNE ou presque n’a jamais acheté un canard que pour l’info pure. C’est aussi pour le pratique, le ludique, la BD etc.
– La concurrence d’autres sources d’intérêt en général : Internet, les réseaux sociaux, les jeux… On n’a pas un temps infini, la concurrence de l’attention touche tous les médias qui se partagent à plus un gâteau qui ne grossit pas beaucoup. Seule la télé tire son épingle du jeu et cela va s’accentuer avec la télé connectée. En revanche les chaînes tradi vont prendre cher (Youtube, Netflix etc vont leur faire mal).
Comme vous le remarquez, les ventes ont commencé à chuter avant l’arrivée du web, ce qui prouve que les causes profondes sont à chercher ailleurs que dans la concurrence du web, même si celui-ci n’a pas arrangé les choses (notamment s’agissant de la concurrence des budgets pub, tout comme les gratuits papier). La presse doit aussi reconnaître ses torts, comme le fait de n’avoir pas su augmenter sa qualité pour lutter contre le hard news et la course à l’échalotte sur le seul critère de vitesse.
Tout comme la presse a payé cher, après la guerre de 1914 sa position « va-t-en-guerre » qui lui a coûté sa crédibilité et ses tirages incroyables lesquels ont été divisés par deux ou trois.
Bien cordialement
Cyrille
Les journalistes ne sont pas en cause dans les énormes difficultés que traverse la presse (contrairement à leur encadrement bien souvent). C’est le papier qui est devenu obsolète, même si les journaux gratuits distribués dans les grandes villes font encore illusion. Nous vivons une période charnière où la presse en ligne pointe le bout du nez, mais ne génère pas de recettes ou si peu. S’il y a un combat à mener pour les journalistes, c’est d’imposer une présence plus massive et active de vrais professionnels aux claviers. Je vois bien tous les jours que la plupart des titres quotidiens historiques distribuent sur la toile un concentré d’informations qui concurrence leurs journaux papier sans avoir à bourse délier. J’ai bossé pendant 37 ans dans un régional pas plus couillon que les autres (La Dépêche du Midi), nous avons tout essayé et pourtant, comme tous les autres canards, les ventes ont chuté régulièrement à partir des années 1980.
Bonsoir Alain,
Je connais d’autant mieux la Dépêche que nous sommes associés avec eux avec quoi.info et que j’ai bien sympathisé avec le patron du web, Michael Bourguignon. C’est plutôt un bon canard en effet. 🙂
Il n’y a pas qu’une cause selon moi au difficultés de la presse mais de multiples.
– Sans doute en effet la concurrence de l’info gratuite qui s’explique aussi par le fait que la presse s’est aussi longtemps contentée de reprendre l’AFP, ou n’a pas assez apporté de valeur (marronniers, kermesses etc.). Lorsque tout le monde repompe l’AFP et le diffuse sur le web ou/et les gratuits, plus de motif d’acheter.
– Mais c’est surtout la concurrence sur les services issus du web : petites annonces immobilières, jobs, rencontres, météo, prog TV… Il ne faut pas négliger ce motif essentiel d’achat des journaux que le web a cannibalisé. PERSONNE ou presque n’a jamais acheté un canard que pour l’info pure. C’est aussi pour le pratique, le ludique, la BD etc.
– La concurrence d’autres sources d’intérêt en général : Internet, les réseaux sociaux, les jeux… On n’a pas un temps infini, la concurrence de l’attention touche tous les médias qui se partagent à plus un gâteau qui ne grossit pas beaucoup. Seule la télé tire son épingle du jeu et cela va s’accentuer avec la télé connectée. En revanche les chaînes tradi vont prendre cher (Youtube, Netflix etc vont leur faire mal).
Comme vous le remarquez, les ventes ont commencé à chuter avant l’arrivée du web, ce qui prouve que les causes profondes sont à chercher ailleurs que dans la concurrence du web, même si celui-ci n’a pas arrangé les choses (notamment s’agissant de la concurrence des budgets pub, tout comme les gratuits papier). La presse doit aussi reconnaître ses torts, comme le fait de n’avoir pas su augmenter sa qualité pour lutter contre le hard news et la course à l’échalotte sur le seul critère de vitesse.
Tout comme la presse a payé cher, après la guerre de 1914 sa position « va-t-en-guerre » qui lui a coûté sa crédibilité et ses tirages incroyables lesquels ont été divisés par deux ou trois.
Bien cordialement
Cyrille