Face à la destruction de valeur de l’économie numérique, les médias cherchent des solutions pour refaire payer le lecteur. Mais sans comprendre à quel point il a changé, ni s’intéresser suffisamment à ses nouveaux besoins.
Journée de débats très riche à l’initiative de Jean-Marie Charon, sociologue des médias, sur le thème “bouleversement des modèles économiques et information”. Une série de tables rondes organisées dans le cadre des Entretiens de l’information. Impression générale: constat de crise commun, tâtonnements et expérimentations pour trouver la sortie. Et une remarque personnelle : faible approche de l’usager, ses goûts, son évolution… (PS : mais j’ai raté le premier atelier dédié aux usages, donc vision partielle, même si les autres n’ont pas souvent évoqué la question, ce qui est révélateur en soi)
UN CONSTAT COMMUN : C’EST PAS GAGNE
Les interventions, toutes d’excellente qualité se sont accordées sur l’importance de la crise que traversent les médias face à l’irruption des nouvelles technologies et d’internet en particulier. Nathalie Sonnac, directrice de l’Institut français de Presse, a rappelé que pour la première fois depuis l’invention de l’écriture, l’information se dématérialise et se sépare de son contenant. L’information devient pour la première fois, un bien économique autonome.
Parallèlement, les différentes briques constitutives du modèle économique de la presse et des médias se sont effondrées, comme l’ont expliqué brillamment Bernard Guillou et Jean-Louis Missika (sociologue des médias).
– D’abord ce sont les petites annonces qui ont fui les journaux pour investir le web où elles sont plus rapides et faciles d’accès (moteurs multi-critères), plus fraîches, plus exhaustives.
– Ensuite les ventes ont diminué, concurrencées par l’accès gratuit aux information sur Internet
– La diffusion s’érodant, les annonceurs ont moins investi et cercle vicieux, les journaux contraints à l’austérité, ont réduit la qualité éditoriale ce qui accentue la désaffection des lecteurs.
– Sont arrivés les gratuits qui ont chipé aux médias payants une part du gâteau publicitaire, accentuant la fuite des ressources déjà bien engagée. Récemment cependant, les gratuits ont cessé de fanfaronner. La crise économique ayant entraîné une diminution drastique des investissements publicitaires les a beaucoup plus atteints, étant donné leur dépendance à cette unique source de financement.
– Parallèlement sur Internet de nouveaux acteurs, FAI, télécoms, moteurs récupéraient le gros du trafic et de la valeur web au détriment des éditeurs grâce à leur régie publicitaire.
RETROUVER DE NOUVEAUX MODÈLES ÉCONOMIQUES
Lucianio Bosio, directeur du Figaro Média, défend une position défensive vis à vis d’Internet : “la stratégie de la limitation”. C’est à dire limiter l’offre de contenus gratuits sur Internet pour maintenir une exclusivité sur les médias traditionnels et justifier leur coût d’achat ou d’abonnement.
Il cite en exemple l’Allemagne, où la TV représente 25% de parts de marché des investissements publicitaires et 42% pour la presse. Une position de force de la presse, qui est le fruit selon lui de la stratégie de limitation des contenus proposés sur Internet, et d’une association des journaux contre la presse gratuite.
Luciano milite aussi en faveur d’une stratégie industrielle agressive des médias traditionnels sur Internet afin de récupérer les pans économiques laissés jusque là aux pure-players. A l’instar du groupe Springer qui a racheté aufeminin.com ou une partie de seloger.com et envisage d’élever le montant de ses revenus en provenance du web à 50% de son chiffre d’affaire à horizon 2013.
A l’instar également du Télégramme représenté par Hubert Coudurier qui s’est lancé très tôt dans une démarche de diversification-acquisition avec le rachat de sites de petites annonces comme regionsjob, 3e site à l’échelon national.
Une diversification qui peut prendre de nombreuses formes comme l’organisation d’évènements (« la route du Rhum » pour le Télégramme), à l’image de ce que pratique la presse professionnelle depuis longtemps (voir les salons et séminaires du Benchmark group). Et qui porte ses fruits pour le Télégramme qui y puise pas moins d’un tiers de ses ressources.
Rue89, représenté par son rédacteur en chef Pascal Riché a même évoqué les activités originales de son titre : formation, conseil, vente de produits dérivés, lancement d’un magazine “papier”
Commentaire personnel : Face aux difficultés de financement auxquels ils sont confrontés, les médias sont amenés à innover en matière de stratégie industrielle et à se montrer pragmatiques, pour sauver leur modèle d’information. Je n’aurais pas parié qu’un jour, parmi les journalistes originels de Libération, on retrouverait ceux qui vendent aujourd’hui le logo de leur marque sur des tee-shirts et des mugs. Evolution tout à fait admirable loin des dogmatismes et rigidités qu’on trouve parfois dans la presse de gauche (notamment un courant anti-capitalisme et anti-pub prononcé).
Parmi les solution évoquées également, le recours au mécénat avec des fondations indépendantes, des ONG. Principe sur lequel repose une bonne part de la santé financière du titre La Croix soutenue par une congrégation religieuse qui réinvestit ses bénéfices dans l’entreprise. Un système de « favorisé » comme le reconnaît sa directrice Dominique Quinio.
Sans oublier l’impôt ou la subvention publiques, modèle de base de la BBC mais dont on doute qu’ils pourraient vraiment s’appliquer à cette échelle en France pour des facteurs culturels. Voir les levées de boucliers à l’évocation d’une hausse du prix de la redevance…
DES INQUIÉTUDES VIS A VIS DE LA PRESSE GÉNÉRALISTE
Il y a eu un gros consensus des intervenants sur le diagnostic de l’éclatement des audiences, la fragmentation des publics. Un mouvement lié à l’irruption d’Internet, mais aussi à la multiplication des chaines du câble, satellite, TNT. Les dispositifs de contenus “délinéarisés”, catch-up tv, vod… poussent à une consommation de plus en plus spécialisée des contenus et à des stratégies “de niche” à destination de publics précis.
Un phénomène encouragé par des facteurs générationnels des “tribus” qui se rassemblent par affinités, au détriment d’une recherche de cohésion plus vaste de type citoyen.
La consommation à la carte permet donc à chacun de ne consommer qu’une partie du package global et de rejeter le reste, ce qui complique la survie des généralistes.
Et la crainte démocratique sous-tend ce diagnostic de la perte de lien social entre communautés de plus en plus éclatées. Comment retrouver une unité citoyenne quand il n’y a plus de conversation commune, Quand la diversité culturelle éloigne de plus en plus les publics ? Vrai enjeu démocratique qui rejoint le débat sur la désaffection du politique.
Commentaire personnel : Sur cette question, je ne serais pas si pessimiste. L’exemple de Canal+ montre que les généralistes qui font bien leur travail peuvent résister à toutes les armadas Satellites du monde. Rappelez-vous les centaines de chaines alignées par TPS contre Canal+ avant leur fusion. On ne donnait pas cher du petit auréolé. C’était sans compter l’importance de la programmation, du conseil éditorial et de la marque. Dans une société de la profusion, de la surabondance d’infos, on a plus que jamais besoin de programmateurs qui nous rendent le service de trier l’information pour nous. La logique individuelle du kit à monter soi-même ne fonctionne que pour les élites, pas pour la masse. Pas le temps, pas l’énergie, pas l’envie, pas la compétence…
Les services généralistes ne sont pas morts, mais ils devront renforcer leur marque (je rejoins totalement Dominique Quinio sur ce point) et s’associer avec les meilleurs. Un service kiosque cohérent des meilleurs spécialistes de chaque domaine rassemblés par une marque distributrice réalisant la cohésion de valeurs, notamment dans le rapport aux communautés.
DES QUESTIONS D’ORGANISATION
Polyvalence ou spécialisation ? Centralisation ou décentralisation des contenus ?
La question du journaliste “couteau suisse” a surtout attiré la crainte des journalistes, Olivier Da Lage du SNJ ou François Ollier (intervention dans le public), journaliste à France3 et membre du SNJ également. Le multimédia peut aussi conduire à tout faire mal, dans un schéma organisationnel brouillon générateur de frustrations et de détresses professionnelles.
A l’inverse la polyvalence peut être aussi une formidable ouverture vers de nouveaux horizons professionnels, de nouvelles pratiques moins « enfermantes ». Les mots-clés des bonnes pratiques qui se dégagent implicitement semblent être “volontariat”, “équilibre” et “formation”. Pour que la polyvalence fonctionne, elle doit reposer sur une envie initiale des journalistes, être mesurée dans son intensité et organisation (on ne peut pas tout faire en même temps) et s’appuyer enfin sur un accompagnement de formation.
Commentaire personnel : Des problématiques que je retrouve dans toutes les rédactions que je forme à des degrés divers : le Télégramme, Sud-Ouest, Le Courrier Picard, L’Express, L’Equipe… Et qui est source de la principale résistance au changement des journalistes, au delà des histoires de rémunération et de droits d’auteur. Le plus mal vécu est ce sentiment d’être obligé par les contraintes d’une organisation défaillante, de réduire la qualité de sa production. Cela doit être bien compris par les éditeurs qui s’imaginent parfois que les journalistes sont des fainéants invétérés ou d’inconscients égoïstes…
Quant au modèle d’organisation qui semble s’imposer dans les esprits tout en faisant peur, c’est celui de la “newsroom”. Une structure avec un pivot central qui recueille l’information brute avant de l’envoyer à différents services selon la thématique ou le support de diffusion, pour une exploitation et un retraitement adaptés. Un grand chamboulement organisationnel qui effraie et qui nécessite une étude au cas par cas pour vérifier que cela se justifie bien.
Commentaire personnel : on le sent en filigrane, une évolution Internet qui tend à affaiblir le rôle du secrétaire de rédaction au profit des rédacteurs qui deviennent leur propre correcteur et éditeur, au fil de l’eau. Et un besoin de rendement beaucoup plus important de la part des éditeurs de presse. Pas simplement en termes de « pissage de copie » mais de rendement d’audience. Les outils de mesure le permettant, ce sera peut-être discriminant demain pour évaluer la qualité entre deux journalistes. Faut-il s’en offusquer ? Pas sûr, à condition qu’un rédacteur en chef digne de ce nom et une direction éditoriale responsable respectent l’équilibre d’une ligne éditoriale (par définition pas toujours rentable, la culture payant moins que le people). J’ai vécu le contraire chez AOL, j’en perçois nettement les dérives possibles…
QUELLE « QUALITÉ » EDITORIALE ?
Tous semblent tomber d’accord, d’Antoine Guelaud (TF1) à José Bosca (La dépêche) et les autres : il faut soigner la qualité éditoriale. Vérifier l’information, la trier, la hiérarchiser afin de donner du sens au lecteur.
Et tous de militer pour une presse sérieuse, fiable, rigoureuse. On croit entendre Edwy Plenel et ses appels à une presse plus responsable.
Commentaire personnel : Je ne peux qu’abonder en ce sens naturellement. Toutefois, il me semble qu’il y a un grand absent de l’ensemble des discussions qui se sont déroulées depuis 11h du matin (je suis arrivé en retard, peut-être ai-je raté des choses à 9h15) : c’est l’utilisateur. Quel est vraiment son besoin ? Lui a-t-on demandé ? Ou mieux, l’a-t-on observé vraiment ?
C’est ce que je fais chez AOL depuis huit ans, statistiques à l’appui. Et je prétends que le lecteur idéalisé que les éditeurs de presse dessinent au travers de leurs stratégies et leurs lignes éditoriales, ne correspond plus à la réalité. L’information plus sérieuse, de meilleure qualité ne suffira pas à faire venir l’acheteur. C’est une condition nécessaire, mais pas suffisante.
Il faudra aussi lui fournir de nouveaux services exclusifs pratiques : qui l’aident vraiment dans sa vie de tous les jours. L’idée du “concierge” du Figaro va dans le bon sens selon moi.
Il faut peut-être aussi envisager une manière moins sérieuse de présenter l’information, une manière de la packager de manière plus ludique à la manière de Slate ou 20 minutes, pour tenir compte d’une évolution plus divertissante de la société (point de divergence majeur semble-t-il avec Pascal Riché). D’où l’émergence du journalisme LOL mais aussi d’angles décalés. Il ne s’agit pas de dévoyer l’information citoyenne. Il s’agit de faire preuve de pédagogie pour amener des publics réticents, par la bande, à s’y intéresser.
Au final, la question de la prospérité des médias m’intéresse peu. Ce qui m’importe, c’est la survie de la démocratie. Cela passe par une information citoyenne de qualité, mais aussi par le lien social et surtout : tous les motifs externes qui justifient qu’on achète un journal. Question pratique, besoin de se détendre, de s’évader etc.
Ce n’est sans doute pas un hasard si le Télégramme, l’un de ceux qui parviennent le mieux à répondre à cette équation, est le seul journal à avoir vu sa diffusion progresser ces dernières années.
L’information citoyenne n’a jamais suffi à justifier le prix du journal et tous ses services phagocytés par d’autres doivent être remplacés par de nouveaux. Rue89 20 minutes et Médiapart sont en train d’en créer un : le renforcement du lien social via leurs communautés. Je préconise aussi de s’intéresser au divertissement “intelligent”.
Cyrille Frank aka Cyceron
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