Les données vont nous permettre d’être plus malins, plus cultivés, plus en forme. Ce sont les promesses affichées de ces nouvelles tendances du « quantified self » et du Big data. Une étape de plus du progrès humain qui traduit aussi l’infusion de l’idéologie libérale.
Un tableau de bord intelligent de sa propre vie, sa santé, son humeur, sa culture générale… voilà ce que proposent les gadgets de l’Internet des choses. Du bracelet intelligent qui mesure notre pouls, notre dépense énergétique ou notre vitesse de respiration, à celui qui calcule notre influx nerveux pour corriger notre humeur et notre état d’esprit… L’ambition des créateurs de ces nouveaux objets du quotidien est de faire de nous des êtres « meilleurs ».
On retrouve là un thème classique de la science-fiction, rendu possible aujourd’hui par la technologie : celui du transhumain. Oui, car l’étape d’après est de se débarrasser de ces objets disgracieux pour les incorporer et faire de l’homme des être « bio-mécaniques ». Le temps de la fusion homme-machine initié avec le pace-maker est-il venu ?
Les progrès de la génétique, de la nano-médecine et aujourd’hui des capteurs personnels nous invitent à répondre par l’affirmative, à échéance proche. Il ne s’agit d’ailleurs pas tant de dénoncer cette tendance, que de déceler ce qu’elle révèle de nous.
LE TRIOMPHE DUNE VISION LIBERALE DE LA SOCIETE
Le quantified self, comme son nom l’indique, propose à chaque individu de mieux gérer sa vie, dans une optique productiviste. Etre plus efficace, ne pas perdre de temps, monitorer son corps et même son esprit comme une entreprise. Une vision décentralisée qui vient concurrencer les institutions de santé ou sociales, tout comme l’auto-médication se développe au détriment de la consultation médicale.
C’est surtout une vision inspirée de l’idéologie scientiste du XIXe s. Ernest Renan prétendait « organiser scientifiquement l’humanité ». Auguste Comte, le créateur du positivisme, affirmait sa foi quasi-religieuse en le progrès scientifique. Mais la grande nouveauté aujourd’hui est que cette gestion rationnelle est opérée par soi-même : l’Etat-providence, la société, le collectif sont effacés par l’individu autonome.
Un individu de plus en plus narcissique, que ces nouveaux gadgets d’amélioration personnels viennent flatter aux yeux du plus grand nombre, comme en témoigne notamment Nike+ Fuelband qui communique au monde nos performances sportives. Une tendance observable aussi à travers Twitter et ses discussions « privées » qui prennent le monde à témoin : regardez comme je suis spirituel, malin, intéressant…
Ce mouvement qui salue la toute puissance de l’individu augmenté de la technologie véhicule aussi ce message très protestant : « si l’on veut, on peut ». Message optimiste qui a son revers immédiat : si l’on échoue, c’est qu’on le mérite, finalement (je vous invite à lire ou relire sur ce point l’ouvrage de Max Weber « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme« ).
Une utopie technologique qui condamne ceux qui décrochent à la double-peine : victimes du fossé culturel qui se creuse, ils subissent aussi le discrédit de ceux qui ne se bougent pas assez. Culpabilisation classique d’une méritocratie de façade.
MAITRISER LE TEMPS, DEVENIR IMMORTEL
L’homme moderne s’est construit sur sa volonté de dominer son environnement, de domestiquer la nature et non plus de la subir. La vie en société procède de ce besoin, la vie en groupe étant le seul moyen de subsister dans un monde très dur et dangereux (la chasse aux grands gibiers, l’entretien du feu, la vigie contre les animaux sauvages…).
L’invention de l’agriculture, de la roue, de l’aiguille et des milliers d’autres géniales trouvailles ont eu pour objectif d’augmenter notre confort, notre espace et qualité de vie. On a appelé cela le progrès et la civilisation.
Mais nous sommes arrivés à un palier de confort et de plaisir, dans nos sociétés occidentales gavées, en tout cas. Les champs de progrès possibles concernent donc désormais la maîtrise du temps et la quête d’immortalité… Rentabiliser son temps, être plus efficace répond à ce besoin de ne pas en perdre une miette. Puisque l’espérance de vie en occident plafonne (voire recule), tâchons d’étirer artificiellement sa durée en supprimant les temps morts.
Cette vision productiviste est quelque peu pathétique, car elle prétend rationaliser le bonheur sans tenir compte du fameux paradoxe temporel. Plus l’on profite, plus le temps passe vite. C’est la métaphore géniale de la lumière, utilisée dans Blade Runner par le créateur Tyrell au répliquant : « chaque fois qu’une lumière brûle deux fois plus, elle dure deux fois moins longtemps ».
A contrario, rien de plus simple pour allonger le temps : il suffit d’utiliser la fameuse torture de la goutte d’eau sur le front. Chaque goutte nous rappelle l’irrémédiable régularité du temps qui passe, une expérience absolument intolérable, en réalité.
UNE QUETE PATHETIQUE ET VAINE
La santé florissante des livres ou émissions de TV en développement personnel : les clés de l’éducation, de l’amour ou de la réussite… témoignent de notre besoin de contrôle.
Notre mode de recherche fonctionnel de l’information via les mots clés aussi : fini le cyberflâneur. L’ère est à l’achat intelligent, au comparatif plutôt qu’à la découverte. De même que les voyages ne s’improvisent plus, mais se planifient, s’organisent, pour en profiter un maximum et ne rien « rater » d’important.
Les panneaux d’affichage qui nous permettent d’anticiper ou d’occuper la moindre attente dans le métro ou à la Poste nous rendent impatients et intolérants face à l’incertitude.
Notre besoin de contrôle s’observe aussi dans notre obsession éducative fondée sur la réussite du rejeton. Celle-ci nous pousse à lui faire écouter du Mozart dès sa naissance, à le traîner dans les musées dès cinq ans ou à le nourrir uniquement de produits bio pour développer son goût. La pub et l’édition ne se gênent d’ailleurs pas pour en rajouter sur notre culpabilisation (cf « tout se joue avant six ans« )
Or, notre volonté de contrôle, notre refus de l’échec, notre besoin de supprimer toute forme de souffrance, de désagrément sont vains. D’abord parce qu’en dépit de nos efforts, l’aléatoire reste maître. La maladie et la mort peuvent frapper à tout moment. « Dieu donne, dieu reprend » dit le sage Job, avant que le cruel Seigneur ne le pousse à bout, à force d’injustice.
En dépit de tous nos efforts, l’éducation que nous donnons à nos enfants ne fera pas d’eux ce que nous voulons qu’ils soient. Il y a une telle somme de paramètres en jeu qui font surgir l’aléatoire de la plus grande rationalité apparente. Pour Spinoza, le « hasard n’est pas l’absence de nécessité, mais l’ignorance de la nécessité ». Le philosophe se servait de cet argument pour prouver l’existence de Dieu dans l’infini enchaînement des causes, pas pour prétendre cerner cette connaissance.
Notre confiance aveugle en la technologie, notre assoupissement intellectuel vis à vis de l’incertitude et l’absolue a-moralité du monde ne peuvent que générer davantage de frustration et de souffrance.
Vouloir gagner en confort, en espérance de vie sont des quêtes humaines respectables (tant qu’on ne coupe pas la branche sur laquelle on est). Mais prétendre vaincre le temps est un non-sens. Il faut surtout apprendre à l’accepter, comme le savent bien les bouddhistes. Ce qui se résume à apprivoiser le drame de la condition humaine : apprendre à mourir.
Cyrille Frank
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Crédit photo © David Jones via Flickr.com
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Ces nouvelles technologies ne sont que des outils, au final c’est l’homme qui a la main, même si il a parfois la paresse intellectuelle de penser que non.
la seule certitude à avoir c’est qu’on va tous mourir 🙂
Sinon, je n’aurais pas utilisé l’expression « comme bien le savent les bouddhistes » mais « comme le savent bien les bouddhistes » à moins que tu n’aie voulue employer la phrasologie de Yoda qui grand philosophe Jedi est comme bien le savent les geeks 🙂
Les technos et la société du confort nous rendent plus insupportable que jamais la moindre frustration et tendent à nous faire croire que tout est maîtrisable, ce qui est source de profonde déconvenue.
C’est cette utopie que je combats, parmi d’autres. L’inversion tient au langage 17e s que j’ai malgré moi totalement ingéré, je corrige 🙂
Oui, enfin, je m’y connais un peu en frustration, et comme je n’ai jamais prétendu vouloir vaincre la mort je préfère en faire une alliée, une amie (je suis les théories de je ne sais plus quel philosophe/général chinois et du jeu de go) à ceci près que je sais que je perdrai cette bataille , je l’espère, avec les honneurs 🙂 (le général c’est Sun Tzu, j’ai googlé )
Ce que je voulais dire c’est que je m’efforce de maitriser ce qui est maitrisable, pour un monde plus confortable (quand on peut pourquoi ne pas vouloir ?! 🙂 )
Mais je te rejoins totalement sur le fait de combattre les utopies, car le mieux est l’ennemi du bien, et si on est bien c’est déjà pas mal 🙂 .
Bon, pour finir, je ne peux m’empêcher de te signaler une autre petite faute d’inattention que j’ai relevé » ne fera pas d’eux ce que nous vo(u)lons qu’ils soient » (maitrisons ce qui est maitrisable 🙂 )
Oui, c’est exactement ça : tâchons de nous concentrer sur ce quoi nous avons prise. Ou en tout cas, faisons le maximum pour que cela marche, après, il y a obligation de moyens, mais pas forcément de résultat.
Cela me rappelle la parabole de Mahomet et du chameau.
Mahomet traverse le désert avec un disciple. La nuit ils s’endorment auprès d’une oasis, mais au petit matin, le chameau a dénoué son attache et s’éloigne du campement. Mahomet se réveille en sursaut et s’écrit « le chameau ! »
Le disciple ouvre un oeil et dans sa grande sagesse paresseuse répond : « le chameau ? Inch allah ! »
Mahomet fronce alors les sourcils : « Inch Allah, certes. Mais rattrape quand même le chameau ! »