Les nouveaux outils de socialisation ont changé l’échelle et la vitesse de diffusion des échanges. On est désormais bel et bien dans le “village planétaire” prophétisé par Marshall McLuhan. Pour le meilleur et pour le pire.
L’ère industrielle a inventé la solitude urbaine, la souffrance des individus perdus dans la foule anonyme et sourde. Cela a été de nombreuses fois mis en scène au cinéma par des films comme “Buffet froid”, “Chacun cherche son chat”, “Lost in translation”…
Dans les années 80 et 90, que ne rêvions-nous alors de proximité, de communication, de chaleur humaine dans nos cités déshumanisées? Cette place du village où tout le monde se parle et se connaît. Cette ambiance “Pagnol” où la parole est simple, bourrue mais sincère. Celle du “bonheur est dans le pré” qui montre des rapports humains si fallacieux en ville, si authentiques et joyeux à la campagne.
Mais c’est oublier que la proximité porte en elle les germes de la promiscuité. Le village est aussi lieu d’espionnage mutuel où les habitants sont sous le contrôle social permanent de tous. Un des thèmes chers à Claude Chabrol qu’il exprime avec brio dans “Poulet au vinaigre”, entre autres films.
Grâce à la magie des réseaux web, à la progression des taux d’équipements et des outils de communication, la vie urbaine s’est réconciliée avec la socialisation. L’avènement des forums, des chats puis aujourd’hui des réseaux sociaux rapproche les individus anonymes et solitaires.
Les sites de rencontre en ligne foisonnent, les communautés thématiques se multiplient, les différentes générations se retrouvent sur Facebook, les recruteurs et candidats se parlent directement sur Viadeo ou LinkedIn…`
LA FOULE TOTALITAIRE ?
Pourtant certaines pratiques, font parfois douter du progrès réel en termes de mieux vivre pour nos sociétés de cette « resocialisation technologique ».
Le défouloir des commentaires. La teneur des commentaires des sites d‘information laisse parfois songeur sur l’utilité de ces déversoirs à médiocrité : jalousie, a priori, racisme, haîne…
A tel point que certains sites comme Le Figaro choisissent de contrôler les commentaires avant leur publication (sauf pour leurs abonnés mais ils disposent de leur nom et adresse, ce qui limite les incartades). D’autres, tel Rue89 les ferment après 7 jours, non sans avoir remonté les meilleurs et masqué les autres. Passé l’euphorie du tout participatif, est donc venue la question de la sélection des meilleurs et de la chasse aux trolls
La rumeur. Celle-ci a trouvé un vecteur de diffusion très puissant sur Twitter. La vitesse d’usage inhérente à l’outil, le manque de précaution de quelques “influents”, les erreurs déontologiques de certains journalistes “cautions” , favorisent la diffusion des non-informations. On l’a vu avec le foisonnement de théories du complot après la mort de Ben Laden ou l’arrestation de DSK. Et plus récemment après le “teasing” de Luc Ferry sur l’identité d’un ancien ministre pédophile qui a suscité un flot de messages d’accusation terribles contre plusieurs cibles.
Le bashing planétaire. La mésaventure de la jeune Jessi dont les propos agressifs publiés sur Youtube a suscité son « lynchage » par les internautes, n’est que la face émergée de l’iceberg. De plus en plus d’enfants (et pas que) se disent victimes de moqueries et insultes sur Facebook et subissent ni plus ni moins que la méchanceté classique des cours de récré, mais désormais au su et vu de la communauté. La CNIL s’en est elle-même ému au point de rédiger des recommandations
La dictature de la norme sociale. Sans même parler de harcèlement, les réseaux sociaux font émerger une autre forme de violence : celle qui s’exprime par la compétition sociale autour des statuts Facebook. Cette mise en valeur permanente de soi, sa vie, son entourage auprès de sa communauté est cause de souffrance pour ceux qui ne peuvent s’aligner. Une pression sociale que certaines marques n’hésitent pas à accentuer pour mieux vendre leurs produits.
LES TECHNOS NE SONT PAS COUPABLES
Ceci n’est pas une charge aveugle pour dénoncer les nouvelles technologies. D’abord parce que leurs bienfaits restent dominants sur le plan de la socialisation, l’accès à la connaissance, la vie pratique…
Ensuite parce que l’usage des technologies n’est que le reflet de nos sociétés et de leurs valeurs. C’est d’ailleurs beaucoup plus effrayant, car le mal n’en est que plus profond. Ce n’est pas en supprimant Tweeter qu’on mettra fin aux rumeurs. Celles-ci existent depuis longtemps et Jean Noël Kapferer a bien montré que celle-ci ont une utilité sociale. Même si la visibilité, l’intensité et la diffusion de ces rumeurs, via les nouveaux outils, en accentuent la portée.
La question est donc : sommes-nous dignes de ces outils ? Avons-nous une société suffisamment mûre pour en profiter comme il se doit, sans tomber du côté obscur ?
L’individualisme de nos sociétés nous pousse à « la ramener » en permanence quand on gagnerait à écouter. Notre besoin d’égo nous conduit à exagérer la réussite de chacune de nos actions sur Facebook. Notre égoïsme nous amène à télécharger sans retenue, sans nous poser la moindre question des conséquences possibles pour les producteurs de contenu…
Bref, avec cette communication permanente liée aux nouvelles technologies, n’avons-nous pas mis un revolver chargé entre les mains d’enfants ? A la fin du film (assez médiocre par ailleurs) “8 mm”, Nicolas Cage demande au méchant qu’il s’apprête lui-même à torturer, pourquoi il a été si vilain. Et ce dernier lui répond : “j’en avais le pouvoir”.
Ce ne sont pas les outils, les nouvelles technologies qui sont en cause dans les dérives auxquelles on assiste, ce sont bien les choix que nous faisons. Même si le temps et l’adaptation à ces nouveaux vecteurs de communication en corrigeront certainement les plus grands excès.
Mais une chose me semble acquise, c’est combien nous sacrifions une part croissante de notre liberté pour un meilleur confort, que ce soit dans notre rapport aux réseaux sociaux, mais aussi à nos données personnelles. A l’instar des nostalgiques de l’ère soviétique, nous sommes en quelque sorte des « prisonniers » volontaires.
Cyrille Frank aka Cyceron
Salut Cyceron,
Ta réflexion est intéressante, mais j’ai un reproche à lui faire. 😉
Tu ne décolles pas, à mon avis, de ce qui reste pour moi une sorte de lieu commun, voire d’idée reçue, selon lequel une technologie serait neutre, et seul importe l’usage, bon ou mauvais, qu’on en ferait.
Il y a beaucoup de raison de contester cette approche et de considérer, au contraire, qu’une technologie n’est jamais neutre, qu’elle permet des choses et en empêche d’autres, qu’elle oriente donc le cours des choses de manière déterminée.
Il faut voir aussi de quelle sorte de technologie on parle. Certaines, par exemple, sont centralisatrices et favorisent le contrôle, d’autres sont décentralisatrice, voire distribuées, et favorisent l’autonomie. Je ne multiplie pas les exemples… 😉
Des réflexions bien plus profondes encore ont été proposées sur l’impact social des technologies, comme celles du français Jacques Ellul…
http://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Ellul
Bonsoir Narvic,
C’est vrai, c’est l’idée que je me fais globalement des technologies contrairement justement à des gens comme McLuhan que je cite en introduction. C’est probablement un manque de finesse, car effectivement comme tu le dis, les technos ne sont pas neutres.
Je suis d’accord aussi avec toi pour dire qu’il est difficile de mettre toutes les technos dans le même panier. Il y a très probablement une étude plus poussée à mener, je vais y réfléchir 🙂
Je vais relire jacques Ellul dont je me rappelle certains textes sur la propagande, qui promouvaient la théorie des effets puissants des médias, en laquelle je ne crois guère. Mais c’est assez loin, je vais m’y replonger sérieusement, promis.
Ceci dit, malgré ma simplification, je reste convaincu que les technologies sont subordonnées globalement à des facteurs sociologiques forts qui les dépassent. Mais ta réflexion est enrichissante, car elle met en lumière l’interaction et la réciprocité des causes : technologies, organisation, culture…
Il n’empêche que je ne suis pas Lamarckien en matière de technologies : tout comme l’organe n’explique pas la fonction, l’outil ne fait pas l’usage. Ou à la marge… en revanche je suis darwinien : seuls les outils qui ont un usage survivent et se développent.
Je retrouve en effet une problématique classique en linguistique : le mot crée-t-il la pensée ou est-ce le contraire ? La réponse se situe très probablement en effet dans l’interaction permanente entre ces deux mécaniques.
Merci en tout cas de tes commentaires toujours pertinents qui me font avancer 🙂
A bientôt !