La socialisation contre l’information ?

La société hyper-socialisée vers laquelle on se dirige présente des risques sur l’information. Elle nous conduit à des contenus édulcorés, aseptisés, politiquement corrects. Et le responsable, c’est désormais nous-mêmes.

L’ABÊTISSEMENT DES FOULES PAR ELLES-MÊMES

Les médias de masse, la télévision en particulier, sont régulièrement dénoncés pour leur rôle d’anesthésiant social. Les fictions, les jeux, le divertissement en général seraient un instrument de contrôle politique, le nouvel opium des peuples, ou le cirque romain moderne.

De fait, certaines chaînes, comme Fox News pratiquent la désinformation à des fins politiques, tout comme certains patrons de journaux français

Mais voilà que grâce à Internet et aux réseaux, la vérité peut enfin échapper au contrôle centralisateur. Grâce à Wikileaks, aux blogs, aux forums… l’information transpire en dépit des efforts d’opacité ou de manipulation des puissants.

Sauf, qu’en réalité, ces derniers semblent avoir inventé, grâce aux médias sociaux, une nouvelle technique bien plus redoutable que la précédente : l’auto-lavage de cerveau. C’est désormais le public lui-même qui officie, la victime est son bourreau.

Grâce aux recommandations sociales – j’aime, retweets, partages – le public est son propre prescripteur et c’est beaucoup plus efficace que lorsque le message vient d’en haut.  Chose qu’ont bien montrée Elihu Katz et Paul Lazarsfeld dans les années 50, dans “the two step flow of communication” (supériorité des contacts interpersonnels par rapport aux médias).

Car ce qui est partagé par le public en majorité, ce n’est pas le dernier rapport parlementaire édifiant de la Cour des comptes. C’est le dernier buzz rigolo, la pub ENORME, le lolcat trop drôle, la gaffe monstrueuse du politique…

LA VANITÉ, MOTEUR DE CETTE SOCIALISATION POUSSÉE

Sur-représentation des buzz, polémiques, informations choquantes, amusantes, insolites. Ce qui s’échange bien sur les réseaux, est ce qui est différent, hors-norme et vecteur de plaisir pour le récepteur. Et qui rapporte des “points” de socialisation à son diffuseur.

Car il s’agit de plaire à son entourage. Nous sommes dans une recherche de séduction permanente,  pour gagner ce nouveau bien de consommation, la vanité, que les nantis veulent désormais s’offrir.

Un mécanisme ancien mais qui gagne en ampleur. “Il a toujours des bons liens Vincent’, remplace l’ancien “ah dédé il a toujours de bonnes blagues”. Mais c’est le même processus à l’oeuvre : gagner la sympathie de l’autre en lui procurant une satisfaction, et quoi de plus efficace que de le divertir ?

Les médias eux, gardent les mains propres. La démocratie agit de son propre chef : c’est elle-même qui partage, qui diffuse ce qu’elle aime. Et ce qu’elle apprécie en majorité, c’est le plaisir, l’émotion, le positif… Rarement du complexe, pourtant indissociable de l’accès à certains savoirs.

Les programmateurs télé racoleurs se replient toujours derrière le public qu’ils ne font que servir. “On leur donne ce qu’ils ont envie de voir”. Aujourd’hui,plus besoin d’argumenter : les programmes sont en self-service, le serveur ne peut être mis en cause.

LOL, société du plaisir, il faut divertir
LOL, société du plaisir, il faut divertir

LES RELATIONS SOCIALES ASEPTISÉES

La socialisation à tout crin a une autre conséquence : la neutralisation des discours, l’aseptisation des conversations. La langue de bois tant dénoncée atteint désormais tout le monde. Les réseaux nous ont transformé en politiciens.

Chaque individu ménage son électorat virtuel de followers, les conversations sur Facebook s’édulcorent, pour se limiter au plus petit dénominateur commun. Comment ne pas déplaire à 130 personnes si différentes, à qui l’on s’adresse désormais simultanément ? Ce que la sociologue Dannah Boyd appelle la convergence sociale. En n’abordant aucun sujet qui fâche, comme toute bonne maîtresse de maison qui bannît la politique ou la religion des conversations.

Du côté des médias, le rapprochement du journaliste avec ses lecteurs induit un autre risque, s’il est trop poussé : la démagogie, le “politiquement correct”. Quand on tisse des liens avec son public, on perd en indépendance. Le bon journaliste ne doit pas être dans l’empathie, mais dans la distance.

Il doit accepter de déplaire à son audience pour lui révéler des choses importantes. Pourra-t-il le faire aussi facilement demain au risque de perdre de son influence auprès de sa communauté ? Acceptera-t-il de dire du mal d’un personnage populaire, et de décevoir d’un coup tous les fans de ce dernier ? Surtout que l’impact sera visible, mesurable. X abonnés en moins au fil Twitter, et autant de “delike”.

La communication verticale, unilatérale conduit à l’autisme et à l’éloignement des médias de leur public. A l’inverse, trop d’empathie enferme dans une dépendance malsaine. Après la tutelle politique, les pressions économiques, la presse pourrait tomber sous la coupe d’un 3e et redoutable adversaire : son public.

Cyrille Frank

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Crédit Photo en CC : cbbbc et thierrimages via @Flickr.com

12 commentaires sur « La socialisation contre l’information ? »

  1. Et oui !

    Comme tu l’indiques, chaque contributeur ou plutôt relayeur d’info est souvent dans une logique de rayonnement auprès de son réseau.
    Néanmoins, je fais 2 constats :
    Les contributeurs qui produisent ou analysent de l’info échappent mieux à ce que tu décrits et par nature, exploitent plutôt bien les mécaniques de « networking » pour distiller de l’info. Ces contributeurs ne sont finalement pas beaucoup plus présents (à la proportionnel) qu’en dehors du monde numérique. En revanche, les relayeurs sont extrêmement plus nombreux et collent parfaitement à ce que tu décrits. Volontairement ou non d’ailleurs….

    Ensuite, il me semble que les profils conscient de l’environnement Web (peut être un sujet à aborder ça…) savent et gèrent deux niveaux d’infos. La production d’information ou le relai d’avis sur ce qui se passe et la « gestion » de son image numérique. Des exercices très différents mais pas forcément incompatible je trouve. Puisque la popularité établie et entretenue devient un levier important pour transmettre ses idées.
    A mon sens, il reste toujours un problème fort, comment isoler et retrouver dans cette sur-masse d’infos les bonnes sources et comment la rendre visible. On revient au point de départ… La bonne maitrise de ses supports pourrait être la réponse. Mais cette mécanique échappe au grand nombre d’entre nous.

    Je suis plus mitigé que toi sur l’abrutissement de nos consciences et je reste convaincu que chez « les internautes » il y a (et de + en +) de bonnes sources et de débats qui s’installent.
    Merci d’avoir abordé ce sujet ! Quand tu veux pour un autre sondage !

    Pat@

  2. Bonjour Patrick,

    Je distingue bien Twitter de Facebook qui s’adressent à des publics très différents. Twitter étant beaucoup plus « informatif » que FB. Mais globalement, l’usage majoritaire est sur FB et consorts, il n’y a qu’une petite élite (professionnelle en majorité) qui utilise Twitter pour s’informer.

    Pas différent de la TV, où TF1 écrase naturellement Arte ou les autres chaînes culturelles. Comme je l’ai écrit sur ce blog de nombreuses fois, la techno ne résoud rien. C’est le niveau d’instruction, les valeurs qui déterminent les usages, comme bien le savent les sociologues depuis Durkheim.

    Oui les élites (dont tu fais clairement partie) maîtrisent bien les deux aspects, mais comme tu le constates toi-même, pas la majorité des citoyens.

    Je ne dis pas qu’Internet est inutile et n’élève pas le débat. Je pense le contraire et suis persuadé que globalement, il a permis une amélioration très nette de l’information. Mais pour une partie seulement des gens, hélas.

    En revanche les outils sociaux vont surtout favoriser la caisse de résonance des conneries, pour les moins instruits et les jeunes générations lolesques dépolitisées. C’est cette socialisation dont je me méfie, pas d’Internet en général.

    Oui, tout part de l’éducation, mais pas simplement aux outils. L’éducation tout court, le goût du savoir, la curiosité, l’esprit critique. Les technos, les manuels d’utilisation, c’est secondaire. Quand on connaît le solfège, on peut apprendre tous les instruments. Quand on sait raisonner et qu’on aime cela, on peut s’adapter à tous les changements et on sait profiter des avancées culturelles.

    Ce n’est pas le cas d’une partie de plus en plus importante de nos concitoyens qui sont laissés sur le bord de la route sur le plan éducatif. Voilà mon inquiétude.

    Je n’y manquerai pas 🙂

    A ++

  3. Re,

    Sur le fond, nous sommes d’accord. j’ai quand même le sentiment que les nouvelles générations développent une intelligence collective différente. Pour la masse, bon, ben comme on dit… 95% de ce qui circulent ne vaut pas grand chose. C’est d’ailleurs je crois, ce qui fait le succès de facebook, pouvoir dialoguer numériquement sans « calibrer » son discours. Ca me rappelle une planche d’Obion que j’adore : http://www.obion.fr/blog/post/2010/10/17/Facebook-mon-ami

    Je suis super content, je fais parti des élites à ce que tu dis !

    tcho

  4. Patrick,

    C’est vrai, je ne peux pas généraliser sur la jeune génération, il y a effectivement une adaptation différente. Et des formes de politisation nouvelles aussi (alter, anonymous, indignés etc.).

    Mais je vois progresser cette société du divertissement, du jeu, de l’évasion à travers les émissions de tv, les applications iphones ou FB… Et quand je les entends parler, que ce soit à Neuilly ou à Barbès, je trouve leurs propos tellement futiles et vides.

    J’étais sans doute un peu con-con à leur âge, mais pas à ce point décérébré par une décennie de culture Endemol. Je ne juge pas les nouvelles façons de s’exprimer, les nouveaux langages inhérents à chaque génération. Mais leurs préoccupations, leurs centres d’intérêt : moi, moi, moi… me sidèrent. C’est sans doute que je suis devenu ce vieux con que je critiquais quand j’avais leur âge 😉 Ou alors j’ai raison de m’affoler…

    T’es dans l’élite, comme tous ceux qui sont au dessus de bac+3 (il ya quelques années bac+2 suffisait) 🙂

    merci de tes commentaires !

    Cyrille

  5. Salutaire avertissement, qui devra probablement être rangé dans la catégorie des velléités don quichotesque du fait du développement inévitable de comportements inscrits dans l’inexorable évolution de notre société technologisée. Des individus ordinaires sont dotés de capacités de communication assez extraordinaires.

    Multiplication des contacts et accélération des échanges précipitent le ras-de-marée de tendances naturelles à solliciter l’amplification des satisfactions maximale dans le délai le plus bref au moindre coût (effort).

    Et comme ces tendances naturelles sont naturellement reprises par les marketeurs dans l’exercice naturel de leur mission qui consiste à faire se rencontrer progrés technologique et désirs de satisfaction, des désirs rudimentaires voire frustres se voient dotés de possibilités sophistiquées.

    Celles-ci modifient en profondeur l’organisation sociale dans le sens d’une évanescence de la réalité qui se traduit par un renforcement de l’emprise du fantasme de la satisfaction immédiate en lien avec la volonté de puissance qui reçoit là une satisfaction virtuelle et, donc, désocialisante puisque structurée par les technologies qui débordent les contraintes psycho-cognitives auxquelles l’humain est soumis !

    Communication sans conscience n’est -elle pas qu’écume à la surface des relations sociales ? Société superficielle et éphémère à l’heure du règne de l’instantanéité et de l’ubiquité …

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