Les outils se multiplient pour traquer les sujets capables de susciter un achat. Mais ces “déclencheurs” ne font pas tout. Pour convertir un lecteur en abonné pérenne, il faut aussi une profondeur de contenus, une interface soignée. Et un dispositif marketing performant.
1. Produire des contenus à forte valeur perçue : les “déclencheurs”
Quels sont les contenus capables de susciter l’achat ? C’est LA question qui intéresse toutes les rédactions depuis que l’abonnement est devenu leur objectif prioritaire.
Si la réponse dépend en grande partie du public visé, il y a quelques fondamentaux immuables.
Pour Clarin, qui a cherché à identifier ces déclencheurs (les “notes décisives” selon son jargon), ils partagent quatre caractéristiques principales :
✔️ Ils doivent être profonds et “qualitatifs”
Le genre journalistique importe peu, ce qui compte, c’est que le contenu soit bien préparé, rigoureux et complet. Le terme de “qualité” est piégé, car très projectif, mais on peut s’accorder sur la rigueur et l’exhaustivité du traitement des sujets.
Ainsi, sur la guerre en Ukraine, propose-t-on un traitement clair et complet de la situation ? Du contexte géographique et historique, des enjeux ? Suit-on le déroulement de la guerre, ses conséquences économiques, sociales, psychologiques ? C’est un bon test de rigueur, car il faut effectuer un tri soigneux pour désamorcer les propagandes russes, ukrainiennes et autres.
✔️Ils doivent être bien écrits et optimisés pour le numérique
Les contenus qui “ont soigné le récit, l’expérience utilisateur et le référencement obtiennent de meilleurs résultats”.
Les articles écrits par des “plumes” comme ’Ariane Chemin, Raphaëlle Bacqué, Florence Aubenas ou Pascale Robert-Diard convertissent mieux que les autres. Les indiscrétions intéressent certes, mais le style et la narration font aussi beaucoup au succès de ces articles. Leur force : permettre au lecteur de vivre des émotions par procuration. Et plus encore parfois, d’en tirer une leçon de vie pour eux-mêmes.
✔️Ils doivent être utiles au lecteur immédiatement
Les services pratiques qui apportent un “avantage” clair et à court terme à l’utilisateur convertissent efficacement.
Les sites qui proposent des conseils d’achat, de placement etc. sont avantagés par rapport aux sites d’actualité générale. C’est la raison pour laquelle on a vu apparaître sur les sites d’info des rubriques “style de vie, psycho, finance personnelle ou étudiant”. Avec une évolution vers un traitement magazine des sites d’actualité quotidienne.
✔️Ils doivent être exclusifs
“Le caractère unique et différentiel du contenu est le facteur le plus déterminant dans le processus d’attraction des abonnés”. Le contenu qui transforme le mieux est celui que le lecteur sait ne pouvoir trouver “que dans Clarín”.
Rien de plus désagréable pour abonné que de savoir qu’il a payé pour un article qui est gratuit ailleurs. D’où la nécessité de limiter au maximum les articles AFP sur les abonnements payants).
Plus, les contenus doivent apporter un angle, un traitement différent. Ou proposer de sujets totalement originaux qui peuvent d’ailleurs être à contre-pied de l’actualité. C’est la stratégie de la « contre-programmation » bien rodée par M6, par exemple avec son magazine Capital contre le film du dimanche soir des autres chaînes.
2. Proposer un service global d’information vérifié, rapide et complet
On ne bâtit une équipe de football qu’avec des attaquants. On a aussi besoin de défenseurs et de passeurs.
En presse Il faut aussi proposer les fondamentaux : les nouvelles et les infos pratiques. Les actus permettent au lecteur de se relier aux autres, car elles alimentent la conversation (carburant social). Les infos pratiques – “service”, comme on dit en presse régionale) – l’aident dans sa vie quotidienne, lui font gagner du temps ou de l’argent.
✔️ Les nouvelles du jour
Que se passe-t-il dans le monde, en France et surtout près de chez moi ?
Cette information, personne n’est prêt à la payer car elle est proposée gratuitement par tout le monde. Notamment par la télévision, la radio, les agrégateurs de news de Google, Apple ou Samsung etc. Mais si vous ne la proposez pas à vos abonnés, vous aurez du mal à les recruter.
D’abord parce que c’est un pré-requis d’un service d’information, un “must-have” comme on dit dans le jargon marketing. Peu de personnes payent pour s’informer (ils sont environ 11% en France, toutes formes et périodicité de souscription comprises). Et en majorité ils ne s’abonnent qu’à un seul site d’information. Il leur faut donc un service global : les nouvelles ET l’analyse.
Ensuite, sans ce suivi de l’actualité chaude, vous vous coupez d’une source importante de trafic sur votre site. Trafic indispensable à la conversion quand on sait qu’une partie infime de vos visiteurs iront jusqu’au bout du tunnel d’achat. Le taux de conversion du Monde par visite en 2023, était de 0,0040% en moyenne. Et c’est un très bon résultat. J’ai pris en compte le nombre de visites mensuelles de 113 millions et le nombre d’abonnés recrutés en 2023, soit 55.000.
Par ailleurs, si vous ne devez lire qu’un seul journal, disposez-vous d’une information vérifiée, complète et réactive ?
Le Monde a bien compris ce besoin et propose plusieurs “live” sur les sujets du moment plus ou moins chauds et à pérennes : guerre en Ukraine et à Gaza, Européennes, Roland-Garros etc.
C’est toute la difficulté des petits journaux aux effectifs limités : parvenir à proposer un suivi vérifié et hiérarchisé de l’actualité générale. Et offrir dans le même temps un niveau d’expertise et d’enquête élevé sur les sujets importants du moment.
Ils peuvent se reposer en partie sur l’AFP pour le service d’information national et international. Mais d’une part c’est un service très coûteux que tout le monde ne peut s’offrir. D’autre part, c’est une information peu distinctive qui se retrouve partout. Et ça se voit, car le web met désormais en concurrence tous les sites. Il faut donc réserver ces batonnages aux informations chaudes dont la proximité au lecteur est faible.
Par ailleurs, en local, il n’y a peu de contenus AFP (sauf grandes agglomérations). Il faut bien aller chercher l’information soi-même et c’est très consommateur de temps et de ressources. Y compris sur des informations à faible valeur ajoutée, que personne ne veut acheter, mais qu’il faut avoir : l’installation d’une nouvelle supérette en centre-ville, la fermeture de la rue machin-chose pour travaux, l’augmentation de la taxe d’habitation…
L’équation en presse régionale et locale est donc très compliquée : parvenir à dégager du temps pour suivre les nouvelles du jour. Et, dans le même temps, produire les dossiers plus croustillants qui seuls motiveront un acte d’achat.
✔️ Les informations servicielles
Le changement d’horaire de la piscine en été, le catalogue et coordonnées des associations, l’agenda culturel et sportif de la ville…
Autant d’informations qu’on retrouve sur les sites et pages Facebook des associations et municipalités, donc peu susceptibles de motiver un achat, car déjà payées par l’impôt.
Néanmoins, proposer un lieu unique où toutes ces informations sont rassemblées (et vérifiées) représente un gain de temps indéniable pour les lecteurs. C’est une brique motivationnelle supplémentaire, même si pas suffisante, pour susciter un acte d’achat.
J’ai eu l’occasion de former des assistantes de rédaction dans certains journaux régionaux pour recueillir et mettre en forme ces informations. L’arrivée de l’IA simplifie bien évidemment le travail, mais l’automatisation complète est à proscrire, car la machine fait des erreurs. Et un mauvais horaire de bus, est autrement plus grave pour un individu qu’un chiffre du chômage erroné.
3. Concevoir un produit fiable, pratique, personnalisé
Soigner l’expérience utilisateur est crucial pour convaincre les lecteurs et retenir les abonnés.
Cela commence par des sites et applications qui ne plantent pas et tiennent la charge en cas de fort afflux des visiteurs. C’est la partie technique moins attrayante du métier d’éditeur, mais, oh combien importante.
Il faut bien anticiper les capacités serveurs, optimiser l’écriture du code en back et front-office, limiter le poids des pages, faire des mise à jour et maintenances régulières des applications pour combler les failles de sécurité ou s’adapter aux évolutions des technologies…
Là encore, ce travail de fond est tout autant indispensable que la qualité des articles produits. Ce, à l’instar du pilier de riugby qu’on ne voit pas en mêlée, mais qui permet à son équipe de récupérer le ballon et de marquer.
Mais avoir des applications qui fonctionnent ne suffit évidemment pas. Il faut aussi qu’elles soient bien conçues et correspondent aux usages des visiteurs. D’où l’importance des tests en amont et en aval des fonctions qu’on développe comme l’expliquent bien ces chefs de produit, véritables chaînons manquants des médias
D’où l’importance des experts utilisateurs et interfaces dont la mission se concentre exclusivement sur l’intérêt du lecteur/abonné. A-t-il accès rapidement et de manière claire à ses informations personnelles ? Peut-il résilier ou modifier facilement son abonnement ? Peut-il lire facilement les articles sans être perturbé par des publicités envahissantes ? Cela, avant même de penser à de nouvelles fonctions comme la personnalisation ou l’agenda des sorties (souhaitables par ailleurs).
4. Faire connaître les atouts du produit : le dispositif marketing
Il ne suffit pas d’avoir un bon produit, il faut aussi le faire connaître, selon le bon vieux précepte : faire et faire savoir.
Cela commence par bien définir sa différence et sa valeur ajoutée par rapport aux autres. Ce, pour mieux la mettre en scène sur tous les espaces en relation avec les visiteurs : sites, applis, newsletters, réseaux sociaux (organiques ou payants).
Et de ce point de vue, mieux vaut avoir un seul message comme l’avait bien compris Rosser Reeves, l’un des pères de la publicité qui insistait sur la “unique selling proposition”. Même si la méthode un peu pavlovienne à l’époque, allait céder la place à plus de créativité grâce à de brillants publicitaires comme Bill Bernbach, célèbre pour ses publicité Volkswagen.
Dans quel domaine êtes-vous le meilleur ? Et surtout quel service rendez-vous, avant tout ?
- Vous excellez dans l’information locale : vous reliez les gens
- Vous êtes les meilleurs en investigation (locale, nationale) : vous éclairez leur vote
- Vous êtes le plus utile au plan pratique : vous facilitez la vie quotidienne des gens
- Vous êtes le plus accessible : vous permettez à tous de comprendre l’information
- Vous êtes le plus “fun” : vous divertissez le lecteur tout en l’informant
Peut-on avoir plusieurs promesses ? Relier, aider, divertir… par exemple ?
Les médias et la presse font un peu tout cela, c’est vrai. Mais pour gagner en impact, je suis d’avis qu’il faut choisir son combat, pour émerger. Car, à moins d’être le média de référence comme Le Monde, personne n’a les moyens d’être le meilleur sur tous les plans. Et même Le Monde a choisi son positionnement qui est d’éclairer le citoyen, même s’il déploie des efforts en termes d’agrément (podcasts, infographies, vidéos sociales etc.)
Une fois ceci décidé, la ligne éditoriale doit suivre, pour tâcher d’être cohérent par rapport à cette promesse : privilégier les sujets et les angles qui valorisent le positionnement adopté.
Ensuite sur le plan marketing, il faut tâcher de mettre en avant les contenus et services qui appuient ce message. Dans la signature, dans les rubriques, dans les blocs de recirculation latéraux, dans les messages promotionnels etc.
L’équipe produit a également un rôle immense à jouer pour mettre en forme l’interface qui va matérialiser la différence et la valeur de la marque média.
Vient ensuite, tout le lent travail d’acquisition des abonnés qui s’appuie sur les données qu’il faut récupérer et consolider au préalable.
✔️Cibler ses visiteurs selon leur proximité plus ou moins grande à votre marque(fréquence de visite par mois, durée moyenne des sessions, nombre de pages vues par visite)
✔️Leur proposer des offres qui s’adaptent à la progressivité de leur engagement :
– Désactiver son ad-blocker. Je serais assez radical sur ce point et je bloquerais les articles aux utilisateurs ne se conformant pas à cette requête minimale. Ces visiteurs non identifiés n’affichent pas de publicité donc n’apportent aucune valeur, et coûtent de l’argent au contraire (requêtes serveurs).
– Accepter le “cookie wall”. De la même façon, un visiteur qui ne cède aucune donnée de navigation n’a pas grande valeur. On peut décider de bloquer son accès, comme le font de nombreux sites spécialisés, tel l’internaute en France.
– Laisser un e-mail + nom et prénom en échange d’un accès à un nombre limité d’articles par mois (3 ou 5 selon le modèle d’affaire plus ou moins orienté “audience”)
– Laisser des données personnelles plus précises (adresse pour avoir la localisation, ce qui est crucial en presse locale), en échange d’un accès à des produits d’appel : newsletter, podcast…
– S’abonner à une offre d’abonnement et bénéficier d’une promotion.
– Personnaliser son espace pour tirer parti des fonctions de personnalisation, des possibilités de partage d’articles ou d’offres de parrainage à prix réduits. Ce afin de maximiser la rétention
✔️Faire des mailings ciblés en s’appuyant sur les données de navigation du prospect logué (grâce aux étapes précédentes). Par exemple, promouvoir le comparateur de programmes d’un lecteur qui lit régulièrement les sujets liés à ce thème.
✔️Contextualiser les messages marketing en fonction de l’agenda éditorial, ce qui nécessite une collaboration étroite avec la rédaction. Ce, pour optimiser à la fois l’acquisition et la rétention des abonnés. Cela peut être utile par exemple d’annoncer à un fan de cinéma le dispositif de couverture du festival de Cannes.
Sans oublier le travail de fidélisation en parallèle des nouvelles recrues : « l’on-boarding » avec une série de messages d’accueil et de prise en main du site. On sait que l’acquisition ou la perte d’un abonné se joue dans les 15 jours qui suivent son inscription.
L’objectif est de lui faire découvrir au plus vite des contenus qui lui plaisent, de lui montrer la richesse des contenus et services proposés, et de l’engager dans des habitudes de lecture. D’où le recours à du marketing automation à toutes les étapes de son inscription et en fonction des articles consultés. Le jour J, à J+1, J+2, J+6 mais aussi à M+6 (six mois après, pour maintenir l’usage et fidéliser. Les e-mails de Netflix sont des exemples du genre. Oui, même les plateformes de streaming suscitent des désabonnements, si peu utilisés.
C’est la raison pour laquelle il faut mesurer l’ARPU (revenu moyen par utilisateur) et la « lifetime value » des abonnés. Ceci, pour mesurer la rentabilité des abonnés, plutôt que leur croissance en nombre. Un vanity metric qui peut être biaisé par les offres à prix cassé.
Conclusion : convertir des lecteurs en abonnés implique une collaboration entre la rédaction, le marketing et l’équipe produit-tech. Et une réflexion stratégique préalable : à qui je parle, quels sont ses besoins ? Et comment puis-je y répondre, tout en me démarquant de mes concurrents ? Du marketing classique, avec des data et de la techno, en somme.
Cyrille FRANK
[Consultant, formateur, conférencier]
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