La crise dite du coronavirus ravive les théories complotistes les plus folles. Tout s’y prête : forte anxiété, confinement, maladresses et erreurs politiques… et un public qui exige de comprendre, vite et sans effort.
23/11/2016. Réflexion de 2016, actualisée le 8 avril 2020.
Il faut d’emblée préciser qu’il y a des raisons objectives au développement du doute global, comme je l’explique dans mon article les théories du complot ne sont pas totalement irrationnelles.
Les électeurs-citoyens ont de moins en moins foi en leurs dirigeants, et pour cause ! On leur a menti très souvent : Guerre du Golfe “propre”, fausses armes de destruction massives en Irak, le nuage de Tchernobyl qui « n’a posé aucun problème d’hygiène publique »…
Il suffit pour s’en convaincre de lire l’histoire secrète de la Ve République qui rappelle tous les scandales d’Etat plus ou moins connus. Les politiques paient ainsi le prix de leurs mensonges récurrents aux citoyens.
Oui, la raison d’Etat a été utilisée de nombreuses fois pour cacher des informations aux citoyens, et évidemment pas que pour « l’intérêt supérieur de la nation ». Sur une tentative de manipulation révélée (le Watergate), combien restées ignorées ?
Dans la crise du Coronavirus, quelques déclarations a minima maladroites et certaines mesures expliquent le manquent de confiance en la gestion de crise du gouvernement.
Emmanuel Macron au théâtre en pleine pandémie pour inviter les Français à sortir, maintien du premier tour des municipales ayant contaminé des assesseurs et votants, déclaration de la porte-parole du gouvernement sur l’inutilité de masques si l’on n’est pas malade, puis la volte-face sur ce sujet, le non-renouvellement de masques médicaux après la crise du H5N1, le non-respect des consignes de distanciation par le président, en plein confinement…
Les messages contradictoires n’aident certes pas bâtir la confiance en cette période très anxiogène et dramatique. Alors on échafaude des théories pour comprendre ce qui cloche.
Le niveau de médiatisation augmente, pas le niveau de compréhension
Nous sommes de plus en plus exposés à des messages que nous ne pouvons décrypter. De fait, la complexité et technicité des sujets augmente avec la globalisation, les interactions et autres “effets papillon” à échelle mondiale.
Le cas de la polémique sur l’utilisation ou non de la choloroquine est un très bon exemple. C’est très complexe, y compris pour les médecins eux-mêmes de s’y retrouver (d’où la nécessité d’attendre les études qui font consensus).
Mais plus communément, comprendre les mécanismes de la crise et du chômage et la difficulté à les résorber nécessite des connaissances macro-économiques pas simples.
Mesurer les implications juridiques, politiques, culturelles d’une mesure comme “l’interdiction du burkini”, nécessite un examen attentif, hors de toute considération émotionnelle.
Avoir une position éclairée sur les risques réels des OGM, de la vaccination ou du nucléaire nécessite du temps et des efforts.
Or, nous sommes désormais soumis à un véritable déluge d’informations via la télévision en continu, le web et les médias sociaux. Le temps qui nous est laissé pour digérer l’information et nous forger une opinion – si possible intelligente – est de plus en plus court, à mesure qu’une polémique chasse l’autre.
Le temps de cerveau disponible se raréfie
Par ailleurs, les efforts que nous réalisons pour comprendre l’information ont plutôt tendance à diminuer ! L’attention portée aux questions citoyennes est aujourd’hui largement concurrencée par le divertissement et la socialisation. Facebook, Candy Crush et Game of Thrones sont le nouvel opium des peuples.
L’information est d’ailleurs consommée elle-même comme du divertissement, qui fait diversion sur le réel. En télévision, l’infotainment ne cherche pas à expliquer, mais à retenir l’attention et à faire parler. D’où une recherche systématique de “clash” dans des émissions comme “On n’est pas couchés” ou “Salut les Terriens”. Sans oublier le sidérant “Touche pas à mon poste”, plagiat de l’oeuvre d’Ettore Scola (“affreux, sales, et méchants”).
L’esprit critique supplanté par la critique sans esprit
Certes, le niveau d’instruction moyen de la population s‘est largement accru depuis les années 50, grâce à la démocratisation de l’enseignement.
La proportion d’une classe d’âge obtenant le baccalauréat est passée de 3% en 1945, à 25 % en 1975, pour atteindre 77,2 % en 2015. Même si ce chiffre cache des disparités puisque parmi les bacheliers, seuls 52% ont un baccalauréat général (20% obtenant un bac technologique et 28% un bac professionnel).
Mais, en parallèle, les inégalités scolaires se creusent et la proportion d’élèves en difficulté augmente (22,4% en 2013 contre 16,6% dix ans plus tôt !). Les statistiques de l’armée issues des évaluations de la journée citoyenne sont encore plus inquiétantes : il y a entre 20 et 30% de jeunes qui ont des difficultés de lecture et de compréhension.
La réalité est qu’une flopée d’ados et d’adultes n’ont pas l’outillage intellectuel pour faire le tri de tous les messages qu’ils reçoivent. Il est probable qu’il n’y a pas là forcément aggravation par rapport à autrefois – loin de moi l’idée de conclure que “c’était mieux avant”.
Mais ce qu’il y a de nouveau, c’est qu’aujourd’hui, le demi-savant au sens de Pascal (le sot qui se croit malin – le plus dangereux) – trouve via le web 2.0 un pouvoir de contamination de ses inepties dramatiquement puissant.
C’est l’explosion de la discussion de comptoir : les nouvelles technologies ont favorisé la vulgarisation de la parole. E-mails, commentaires, blogs et surtout réseaux sociaux permettent à tous d’exprimer leurs opinions, pour le meilleur et le pire.
La discussion de comptoir émotionnelle, qui ne repose sur aucun chiffre réel, aucune réflexion sérieuse, ni aucune expertise particulière s’est démultipliée.
Le doute à géométrie variable
L’esprit critique se résume à la critique, sans analyse. Un rejet global de la parole officielle, des “élites”, des institutions. “On nous cache tout, on nous dit rien.”
La défiance systématique remplace une vraie capacité d’analyse. Mais bizarrement, ce doute qui pourrait être une méthode salvatrice de remise en cause des certitudes acquises, laisse place à une étonnante crédulité sur certains sujets et en provenance de sources “alternatives”.
Ainsi des théories fumeuses sur l’origine des attentats du 11 septembre par l’administration Bush elle-même et contestées par de nombreux rapports indépendants.
Des théories qui ont laissé des traces selon le détestable adage “il n’y a pas de fumée sans feu”. D’après un sondage réalisé en septembre 2016 par l’institut Odoxa, 65% des Français interrogés considèrent qu’on leur a caché quelque chose sur l’attentat du 11 septembre 2001.
Un sentiment encore plus marqué chez les populations les plus jeunes, au point de concerner 75% des interrogés de moins de 25 ans. 45% des sondés pensent que l’on ne connait pas les vrais responsables des attentats du 11 septembre et 28% estiment même que le gouvernement américain était impliqué.
En réalité, le plus souvent, nous chérissons nos croyances, car elles nous arrangent. Comme tous les tenants de la méritocratie qui assurent” s’être faits tout seuls, à force de volonté. Et les autres ont ka bosser, les fainéants !”.
Biais d’auto-complaisance qui minore tous les atouts dont ils ont bénéficié, contrairement à ceux qu’ils accusent de ne pas réussir : confiance, instruction, capital culturel (le réseau), capital social (la maîtrise des codes), capital tout court (oui dépenser 25 ou 30 euros en famille au musée ne viendra pas à l’esprit d’une mère de famille modeste, le coût dépassant le bénéfice “ressenti”).
Le doute, palliatif d’intelligence et solution de facilité
La technique consiste à opposer une transcendance factice aux avis d’autrui. Extérieur et supérieur : je ne suis pas dupe, moi. Méthodologie simplificatrice, face à la complexité du monde. On retrouve souvent cette technique facile sur Twitter, lieu de prolifération privilégié des égos.
Une tendance qui s’accentue à mesure que la différenciation – la « distinction » dirait Bourdieu – devient un enjeu majeur pour les individus qui remplissent ainsi la vacuité perçue de leur existence.
Les pyromanes de l’information, usent et abusent de la théorie du complot, du mensonge et/ou des approximations pour émerger de l’anonymat urbain.
Mais plus déprimant encore est de constater que les complotistes se recrutent aussi chez les gens instruits, comme le montre Gérald Bronner dans la démocratie des crédules. Le site sciencehumaines.com explique bien ce point :
Diverses études montrent que ni les terroristes convaincus, ni les membres de groupes sectaires ou délirants ne sont dépourvus d’éducation supérieure. La sensibilité au paranormal, à l’homéopathie, à l’astrologie et aux légendes urbaines est plus forte chez les gens ayant un niveau d’études élevé que chez les moins instruits. L’instruction accroît la curiosité et l’ouverture d’esprit.
Orgueil et vanité de ceux qui veulent s’affranchir de la rationalité, pour dépasser leur propre finitude. Raccourcis d’Icare fainéants qui veulent aller plus haut que leur capacité de réflexion. Rien de plus facile que de trouver des corrélations entre les événements les plus éloignés, c’est la base de la numérologie et de la Kabbale.
On peut, par exemple, établir une corrélation entre consommation de glaces et mortalité routière. Mais corrélation n’est pas causalité. Plus, on consomme de glaces, plus on conduit mal ? Non ! Mais le beau temps – le soleil – accentue la vitesse sur les routes, facteur décisif de mortalité.
Et quand il fait chaud, on a tendance à consommer davantage d’ice-creams. Le lien de causalité avec la mortalité routière est la vitesse, influencée notamment par la météo, pas la consommation de glace, pourtant corrélée.
Chesterton résumait brillamment ces associations absurdes : “le fou est celui qui a tout perdu, sauf la raison”.
La prise de parole croissante des marchands d’émotion
Il faut ajouter à toutes ces raisons, des facteurs aggravants, sorte d’huile sur le feu.
Pour vendre de l’attention, médias, blogs, groupes d’intérêt font tout pour diffuser de la peur, de la colère, de la pitié. Quitte à relayer des rumeurs, à gonfler des doutes, à exagérer des risques, à monter en épingle du rien.
Ainsi du dossier à charge de l’Obs sur la toxicité des OGM, fondée sur une étude peu sérieuse de Gilles-Eric Séralini. Je précise que cela ne préjuge pas de l’innocuité totale des OGM, notamment pour des raisons environnementales – mais le risque sanitaire sur l’être humain n’a pas pu être prouvé, à ce jour.
Un besoin métaphysique de réponses
Les individus acceptent de moins en moins l’idée d’incertitude. Ils supportent aussi très mal l’idée du risque (d’où le fameux “principe de précaution” qui – brandi à toutes les sauces – peut aussi freiner l’initiative et l’innovation). Or, sur bien des questions, nous n’avons pas encore de certitudes, par manque de recul et de corpus scientifique.
Le citoyen réclame des réponses simples (pas trop compliquées, sinon il décroche), et est prêt à croire ceux qui lui en fournissent, pour satisfaire son confort psychologique, même si ce sont des bêtises.
“Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute” disait le renard de La Fontaine, il en est de même des menteurs, des fainéants qui procèdent par raccourcis ou des escrocs de la pensée qui commercialisent l’attention ou la mobilisation militante.
Pourquoi faut-il lutter contre le complotisme ?
Le risque est la destruction de la cohésion sociale, la défiance permanente, le chaos et la violence des mouvements de foule (cf la rumeur des juifs incendiaires de Rome sous Néron qui conduisirent à leur massacre).
Le risque, c’est la prise de décision sous le règne de la démagogie absurde.
Le risque, c’est le communautarisme de ceux qui ne croient plus en les institutions, mais aux inepties de leur voisins, de leur tribu, de leurs amis.
Quand on ne croit plus les chiffres de l’Insee, ni les rapports officiels (d’organismes indépendants bien sûr), sur quoi baser une réflexion ?
On n’est pas loin du solipsisme radical de Descartes, qui conduit à la folie et à la violence (ça ne vous évoque rien?).
Quelles solutions face à cette tendance ?
Eduquer, expliquer, démonter les mécanismes de l’erreur. Ecouter, discuter, échanger, raisonner avec ouverture et sans jugement dévalorisant. Mais rester ferme sur la méthodologie intellectuelle : qui parle, d’où viennent les chiffres, les informations ?
Donner de la perspective pour montrer que la manipulation ne date pas d’aujourd’hui. Reconnaître l’existence des complots et manipulations quelquefois. On a raison de douter de bien des choses ! Mais il convient de le faire avec sérieux et pas de manière globale surtout !
Les enseignants peuvent s’appuyer sur des kits pédagogiques, prendre du temps pour expliquer sinon convaincre. Et ne pas attendre la Terminale pour parler de ces choses en philosophie. Les graines de la réflexion prennent du temps à éclore, quand elles éclosent.
Les médias doivent s’inspirer des Décodeurs du Monde ou de Libé Désintox ou encore hoaxbuster.com qui font un bon travail de vérification… Ils doivent aussi travailler sur le long terme et se méfier des petites victoires faciles de l’audimat qui les tuent à petit feu.
Enfin, je crains qu’il n’y ait de solution durable sans réforme profonde de la société et des institutions, à commencer par la politique. Pourquoi croire en ceux qui nous gouvernent si ceux-ci mentent, trichent ou jouent avec la règle ?
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Mais la question du “que faire” nécessite un article à lui tout seul. Votre avis ?
Cyrille Frank
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Crédit photo : Victoria Nevland en créative commons via flickr.com
A propos du 11 septembre : http://www.dailymotion.com/video/xkz23g
Malheureusement, nos élèves n’ont pas besoin de « kits pédagogiques » qui leur apporteraient magiquement l’esprit critique, mais d’une lente et patiente formation scolaire : comprendre le sens des mots, disposer d’une culture solide, appréhender les liens logiques. Formation de plus en plus erratique, malgré l’élévation apparente du niveau. De fait, l’École a au contraire, par idéologie scolaire, construit depuis quelques décennies un enseignement de la défiance…
Certes, développer son esprit critique est la travail d’une vie, et une finalité sans fin, comme dirait Kant :). Mais, entre votre position idéale, la réalité des moyens scolaires face à l’étendue du problème, vous ne pensez pas qu’on peut limiter la casse ? Par exemple, en travaillant sur des exemples précis, en démontant les mécanismes de la manipulation et de l’erreur, à l’oeuvre sur Internet comme sur les médias traditionnels, d’ailleurs. A mon humble niveau, je suis parvenu quelquefois à sensibiliser des collégiens au pouvoir de l’image, lors une intervention de quelques heures. Cela ne remplace pas le travail de fond, mais c’est une graine parmi d’autres, qui germera, ou pas. Le rapport de force est hélas assez déséquilibré. Je crois qu’il y aussi des conseils à donner à certains profs pour désamorcer les conflits, sans céder sur le fond. Une sorte d’outillage dont ils sont demandeurs d’ailleurs le plus souvent, je me trompe ?
Je ne voudrais pas décourager ce genre d’initiatives et je suis bien entendu convaincu de votre bonne foi. Mais imaginez bien que démontrer, avec les meilleures intentions du monde, comment une image peut faire l’objet d’une manipulation est autant de nature à combattre le complotisme… qu’à le nourrir !
Ma réaction visait davantage les actions du Ministère qui, pour chaque problème nouveau, instaure une nouvelle « éducation à ». La formation à l’esprit critique, ce n’est pas un gadget qu’on ajouterait à la scolarité (dans le cadre de l’EMI), c’est l’œuvre de toute une scolarité… pour peu qu’elle soit réussie. Et c’est sur ce point qu’on n’insiste pas suffisamment. Pour le dire autrement, pour une éducation à l’information réussie, il faut commencer par une éducation à la lecture.
Ce n’est pas tant la manipulation de l’image que je démontre, mais plutôt la manipulation insidieuse par l’image, pas forcément trafiquée. ce n’est ni plus ni moins qu’un cours de sémiologie de l’image. Par ailleurs, mon ambition est de susciter la curiosité, pas plus. Le complotisme trouve sa source ailleurs, et aucun enseignement ne peut rivaliser je le crains, car le complotisme se situe hors de la raison.
Pour le reste, évidemment, je suis d’accord avec vous, la lecture est clé et centrale. Mais je suis un pragmatique : l’un n’exclut pas l’autre.^^