L’interview du président Nicolas Sarkozy par David Pujadas le 13 juillet 2010 témoigne du manque de pugnacité de nos journalistes télé face aux politiques. Tutelle du service public, révérence historique, manque de préparation et différentiel de moyens. L’information politique en télévision doit changer.
David Medioni, journaliste à CB News,compare la prestation de David Pujadas au travail réalisé par Médiapart ces derniers jours. Il y voit fort justement une fracture journalistique entre ceux qui enquêtent et font leur travail de vérification tels Edwy Plenel et les autres, simples « passeurs de plats ».
Je loue comme lui le travail de Mediapart et pas uniquement sur l’affaire Bettencourt (voir leur enquête remarquable sur l’affaire Karachi). Mais attention aussi à ne pas réduire la vraie presse à celle qui révèle des scandales. Il y a de forts risques d’instrumentalisation comme le Canard enchaîné le sait bien. Il y a aussi un risque de dérive démagogique sur le registre Salut du peuple de Marat. Enfin, il ne faut pas oublier les petites victoires du quotidien qui consistent à simplement vérifier un fait, un chiffre, et les mettre en perspective.
Cela dit, cet épisode met en lumière ce que je redoute avec l’irruption sur le web des modèles d’information payants : une information à deux vitesses, un accroissement des inégalités culturelles. Aux classes aisées le décryptage et l’info coûteuse, aux classes plus modestes, la communication ou la rumeur sur le web ou en télévision, média encore dominant sur le plan politique.
La télévision reste de loin la source d’information numéro un de nos compatriotes (cf ci-dessous), son contrôle est primordial pour les politiques dans leur communication auprès des électeurs. Le pouvoir a très bien compris cela, depuis les débuts de ce média, de De Gaulle à Sarkozy en passant par VGE ou Mitterrand.
Projet Mediapolis, information politique et citoyenneté à l’ère numérique (version française)
UNE TUTELLE POLITIQUE DEPUIS L ORIGINE
La nomination des patrons de l’audiovisuel public est sous le contrôle du chef de l’Etat via le conseil des ministres qu’il préside. Certes le pdg de France Télévision ne rapporte plus directement au ministre de l’Information comme c’était le cas du temps de l’ORTF. Il n’empêche, le lien de vassalité au plus haut niveau existe. On ne mord pas la main qui vous nourrit chez les gens bien élevés. Et lorsqu’on le fait, on se condamne, comme Patrick de Carolis en a fait l’expérience.
D’ailleurs, c’est la réforme constitutionnelle de 2008 qui a renforcé le pouvoir de nomination du chef de l’Etat sur une cinquantaine de patrons du secteur public.
Auparavant, la nomination des pdg de France Télévision ou Radio-France se faisait via le CSA. Il s’agissait de « mettre fin à une hypocrisie » selon le chef de l’Etat puisque les membres du CSA étaient partiellement désignés par le président. En réalité, seuls trois d’entre eux sont directement nommés par lui, sur neuf membres (trois le sont par l’Assemblée, les trois derniers par le Sénat).
De longue date en France, le service politique a été étroitement surveillé et encadré par le pouvoir et ceux qui ont réussi à perdurer dans ce métier, tel Alain Duhamel, ont su faire preuve d’une révérencieuse allégeance. Sa prétendue « insolence » ou son impudente audace ont toujours été parfaitement tolérées et contrôlées par les pouvoirs politiques et l’intelligence du bonhomme était de donner l’illusion du combat. Comme ces matches de boxe truqués où le perdant désigné doit se battre en apparence pour ne pas éveiller de soupçon et entretenir les paris.
Cette révérence à l’égard des politiques a toujours surpris nos compatriotes étrangers. Certains se souviendront peut-être de cette interview de mars 1993 où des journalistes belges sidérés furent sèchement éconduits par François Mitterrand pour avoir posé une question gênante sur les écoutes élyséennes
De même, nos confrères anglo-saxons s’étonnent que nos journalistes ne reformulent pas les questions auxquelles les politiques se dérobent, jusqu’à ce qu’ils obtiennent une réponse (la méthode BBC).
Les téléspectateurs semblent accepter plutôt bien ces dérobades institutionnalisées via une expression dédiée : la « langue de bois ». Ou alors, est-ce un facteur parmi d’autres expliquant la désaffection vis à vis de la chose publique ?
LE MENSONGE EN DIRECT NOUVELLE TECHNIQUE IMPARABLE
Depuis la campagne présidentielle de 2007, est apparu une nouvelle technique redoutablement efficace : le mensonge en direct. Le candidat Sarkozy, à l’instar de son opposante Ségolène Royal, ont raconté des sornettes, rabaissé ou exagéré les chiffres, affabulé devant les Français et ce, à de nombreuses reprises
Bien sûr les « bourdes », comme on a nommé par euphémisme ces erreurs à répétition, ont le plus souvent été relevées et critiquées dans la presse le lendemain, mais compte tenu du fort différentiel d’audience entre la télé et la presse, le mal n’était jamais corrigé.
Les politiques, fin observateurs, ont bien compris qu’en télévision, il faut surtout avoir raison en temps réel, à tout prix, même au risque de mentir ou de se tromper. Le risque est pleinement calculé, car on convainc arithmétiquement plus de monde qu’on en perd. (Cf le schéma ci-dessous (les volumes de temps et d’audience sont illustratifs du mécanisme et non « scientifiques »).
MANQUE DE PREPARATION ET ASYMETRIE DES MOYENS
On a certes des doutes sur le professionnalisme de quelques présentateurs-journalistes lors de certains débats télévisés. Qu’il s’agisse de PPDA, Arlette Chabot ou David Pujadas, on a pu mettre leur faible pugnacité sur le compte d’un certain manque de courage.
Celui de poser la question qui fâche, celui de rectifier un propos erroné, celui de reformuler une question. Compte tenu de la tutelle politique (France 2) ou économique (TF1), on peut comprendre humainement que nos journalistes vedettes ne se suicident pas professionnellement, mais on ne peut l’accepter sur le plan déontologique.
Mais à mon avis, le problème vient moins d’une soumission délibérée au pouvoir que d’un manque de préparation. Face aux politiques entourés d’une armée de conseillers et petites mains qui balisent leurs interventions télévisées, les journalistes ne sont pas de taille. Les élus et gouvernants arrivent souvent bien mieux préparés que leurs interlocuteurs, avec des chiffres, des faits, des arguments, une gestuelle, des mots et phrases « clés » pour faire mouche. Tel le fameux « monopole du coeur » de VGE en 1974.
De leur côté, les journalistes-présentateurs télé sont des généralistes, avec une bonne voire une excellente culture générale, mais experts de rien. Ils sont incapables de déceler les erreurs disséminées dans un propos un tant soit peu pointu. Les anciens « rubriquards » connaissant parfaitement les données précises de leur spécialité, ont laissé la place aux Polyvalents Populaires, les PéPés pourrait-on dire.
Nicolas Sarkozy peut donc déclarer, entre autres sottises, dans « J’ai une question à vous poser » sur TF1 en mars 2007 : « Le SMIC, c’est le salaire de la moitié des Français. » (15,6% selon l’agence Eurostat, à l’époque) sans être contredit sur le moment.
Ségolène Royal énoncer des chiffres ahurissants sur le nombre de femmes tuées par leurs conjoints, sans que son interlocutrice ne la corrige. Ou encore les deux candidats proférer des énormités sur le nucléaire français en direct, sans être inquiétés le moins du monde durant l’émission.
CINQ MANIERES DE CHANGER LE TRAITEMENT POLITIQUE EN TV
1- Redonner leur place aux experts, chefs de rubriques, techniciens-journalistes. Et les impliquer dans les émissions en direct. Le généraliste ne sera là que pour animer l’émission, enchaîner les sujets et encadrer les débats.
2- Travailler collectivement pour mieux préparer les émissions à fort enjeu : avoir les chiffres et faits précis sur les sujets qu’on s’apprête à aborder. Pourquoi pas d’ailleurs un tableau de bord sur les murs du plateau de l’émission elle-même ? La pratique collective est aussi un moyen de se protéger contre la sanction politicienne : on ne pourra pas punir tous les coupables, coller la classe toute entière.
3- Il faut surtout instaurer un dispositif de vérification en temps réel des propos énoncés. Une cellule de « fact checking » qui pourra intervenir en direct au cours de l’émission pour corriger une erreur. Un nouveau concept d’émission pourrait même être inventé : « Droit de rectification », après le fameux et défunt « Droit de réponse ».
4- Mettre un terme à la tutelle politique directe sur le service public et permettre un contre-pouvoir des journalistes en cas d’abus (vote à la majorité absolue d’une motion de défiance à l’égard du pdg de la chaîne par les journalistes)
5- Changer les mentalités : reformuler plusieurs fois une question n’est pas une agression, corriger un politique n’est pas impoli. Inspirons-nous des méthodes d’interview anglo-saxonnes : être courtois mais têtu.
Il est vital pour notre démocratie que la télévision s’adapte à la vitesse de nos modes de vie qui donnent la primeur à l’instant *. Gare à cette société sans mémoire, de la réaction et de l’émotion. Comme les poissons rouges, elle tourne en rond.
* En témoigne d’ailleurs le temps qu’il m’a fallu pour retrouver sur Internet certains articles et vidéos de la campagne présidentielle 2007, pour la plupart effacés ou enfouis dans les méandres du web.
Lire l’article du post.fr : le gentil Pujadas passe les plats et offre une tribune au président
Et aussi via l’AFP : Interview Sarkozy par Pujadas: « une honte » pour le SNJ-CGT de France Télévisions
Cyrille Frank aka Cyceron
J’ai récemment suivi un stage (extraordinaire) de communication par le théâtre et activités de groupe, et à la fin de chaque journée il fallait se remémorer tout ce qu’on avait enchaîné comme exercices depuis le matin: la guigne, on a bien vu qu’on était habitués à passer d’une chose à une autre, fire n’forget. Mais on a bien vu aussi qu’il y avait un muscle de la mémoire à exercer et que tout compte fait c’était un pli à prendre.
Je suis le premier incapable de me souvenir des déclarations politiques des uns et des autres. A ce titre je trouve que Yann Barthès sur Canal Plus fait un travail d’intérêt général, en superposant les déclarations de la veille avec celles de l’année ou de la saison précédente…
Pour le panel d’experts, on m’a beaucoup parlé d’une ancienne caméra cachée où dans un dîner on avait mis à la table d’Alain Delon un gosse qui lui avait rabattu le caquet sur tous les sujets: cinéma, voitures, mode, histoire, géographie… au point que Delon aurait refusé la diffusion du truc. Et le truc c’est que le gosse avait une oreillette, façon Sous-doués passent le bac, reliée à un panel d’experts.
On pourrait donc la jouer à l’oreillette, ce qui aurait l’avantage d’éviter la foire d’empoigne entre experts pour prendre la parole.
Rares sont d’ailleurs les animateurs qui savent faire avancer le débat, au lieu de laisser la cacophonie de basse-cour découler inévitablement de ceux qui sont supposés être le fin du fin de la société civilisée, ou même de remettre de l’huile sur le feu. Dans la première catégorie je ne vois qu’Yves Calvi, dont le C dans l’air me semble un modèle formidable – qu’en pensez-vous?
Il faut parler aussi du niveau d’implication d’une société dans ses débats: le temps du débat est fixé non en fonction des avancées mais en fonction d’un sablier débile, pour passer à la deuxième partie de soirée. Les rares fois où le schmilblick avançait mais que la coupure pub tombe, on sent la démocratie dépossédée, outragée comme dirait l’autre, mais jamais encore libérée…
« Les politiques, fin observateurs, ont bien compris qu’en télévision, il faut surtout avoir raison en temps réel, à tout prix, même au risque de mentir ou de se tromper. Le risque est pleinement calculé, car on convainc arithmétiquement plus de monde qu’on en perd. »
Excellente formulation, à fortiori avec le diagramme qui fait froid dans le dos. Il faut d’ailleurs s’attendre à voir ceux qui sont spectateurs du moment de contre-vérité et qui y croient devenir une rareté civique, tant la proportion de ceux qui ne regarderont que Secret Story et Public et jamais un seul débat, jamais un journal, jamais un article. Je n’y aurais pas cru avant de les côtoyer…
Avoir « raison » en temps réel, à tout prix: la version « sérieuse » du « j’t’ai cassééé » qu’on a tous connu dès l’école. J’ai moi aussi été très impressionné par le film Ridicule…
Good night, and good luck.
@ Daniel c’est amusant que vous citiez Yann Barthez, je le prends en exemple comme vous dans un autre papier (modèles économiques de la presse : le salut viendra du divertissement)
Nous sommes tout à fait d’accord 🙂
Oui l’oreillette est une bonne idée aussi, mais il faut prévenir les téléspectateurs du principe, par simple transparence.
J’ai longtemps admiré Yves Calvi pour les mêmes raisons que vous. . »Mais de l’avoir trop entendu m’a un peu lassé. En particulier ces tics de langage « ce que vous êtes en train de me dire c’est que… » Son besoin compulsif de reformuler tout me fatigue un brin, mais il reste un excellent interviewer et un des rares qui sait tenir un débat en direct.
La société du divertissement a pris le pas sur le reste… C’est aux médias de s’adapter à cette tendance et apporter du sens par la bande, si ils ne veulent pas s’éloigner de nos jeunes générations. Mais avant tout, c’est à l’école de faire son travail d’apprentissage des savoirs et de la curiosité. Hélas il semble qu’on lui ne laisse de moins en moins la possibilité pour plein de raisons, en partie idéologiques.. Mais c’est un autre et vaste débat 😉
Barthès/z ou l’art du tir transversal :p
Pour Calvi, perso je trouve que cette répétition de note scande la mélodie et nous aide, d’une part, à ne pas perdre le fil, et à situer qu’il y a un truc qui se passe (un peu comme les rires dans Benny Hill pour ceux qui ont pas compris qu’il y avait gag… argh non, mauvais exemple lol); d’autre part ça évite à l’intervenant de jouer les anguilles… à l’Angliche d’ailleurs, d’après ce que j’ai lu ici, non?
C’est sûr, il a un petit côté mâle alpha qui n’hésite pas à mettre le holà, mais justement il ne s’en laisse pas conter, confronté à cette espèce d’autorité de seigneurie… dans C dans l’air du moins, je ne l’ai pas assez observé à la place de la camarade Arlette. Ni écouté à la radio.
Contre-autorité, pour une fois, face à l’autorité acquise d’avance par nos seigneurs. Contre-autorité qui a le talent de s’inscrire dans le mode en temps réel. Contre-autorité qui provient autant de l’autorité de la raison (comme dans passer par la raison pour « avoir raison ») que de l’autorité-grosse voix. Et ça marche, sur l’interlocuteur.
Moi je me dis que bien des nations sortiraient de l’ornière avec à leur tête un type de ce calibre, qui n’est « que » journaliste…
@Daniel j’ai été un jour dans la même position que vous, à défendre Calvi contre l’avis d’un brillant ami. je reste convaincu que Calvi est un très bon journaliste et efficace interviewer. Le pb c’est que la tv tue.
Réussir crée un mimétisme terrible qui annule toute sincérité.
Par ailleurs, l’échec condamne les meilleurs talents, pour de mauvaises raisons (j’ai travaillé en radio, je sais l’importance d’une belle voix, même qd la personne est vide, alors que certaines voix nasillardes sont portées par des esprits supérieurs…)
Attention, être journaliste et politique n’a RIEN a voir, c’est même antinomique… Mais l’honnêteté intellectuelle ne peut pas nuire ua second 🙂
Oui, je suis de plus en plus convaincu que le mimétisme est une force fondamentale chez nous, dès le début et jusqu’à la fin. Ca nous rapproche incroyablement des bébés et des animaux d’ailleurs…
Primates que nous sommes. 🙂
Juste remercier Cyceron car c’est l’une de mes préoccupations en RDC. Mais je ne sais pas si les journalistes peuvent réussir de défier les politiques.
Tu dis vrai Cyrille. Il y a des choses qui fâchent. Comment un journaliste peut-il préparer les questions et réponses avec un politique qu’il reçoit en direct et cela en période électorale? Si les téléspectateurs pouvaient commencer à manifester contre certains médias…..
Bonjour Willy, et merci de ton soutien !
Je pense que tu touches sans doute le plus efficace moyen de réformer le système : le rendre intolérable pour la population. Et cela passe une fois encore par de l’éducation, aux médias cette fois. Nos « grandes démocraties » développées ont encore bcp de travail sur ce plan !
Bonne continuation !
Cyrille