Le « journalisme long » se perd ? Tant mieux !

Les grands journaux américains publient de moins en moins de longs articles (plus de 2000 mots), révèle une étude du Columbia Journalism Review. Un constat que l’on pourrait faire aussi chez nous, mais est-ce vraiment grave ? Pas nécessairement.

La fameuse revue d’études sur le journalisme américain, la Columbia Journalism Review révèle que les grands journaux nationaux américains, le New York Times, le Financial Times,  Le Los Angeles Times et le Washington Post produisent des articles moins longs qu’autrefois. Entre 2003 et 2012, le nombre d’articles comportant plus de 2000 mots a baissé de façon drastique.

La courbe ci-dessous est édifiante. Elle montre une baisse de 25% pour le New York Times, de 35% pour le Wall Street Journal, de 50% pour le Washington Post et de 86% pour le Los Angeles Times !

courbes journaux et longueur textes - Columbia Journalism Review

Le New York Times reste un cas à part, car dans le même temps, le nombre d’articles qu’il a publié de plus de 3000 mots a augmenté de 32% et représente plus de deux fois et demi le nombre total de ses articles ! On peut donc dire que ce sont surtout les articles de taille intermédiaires qui ont disparu, mais que les longs formats se portent toujours très bien au New York Times.

courbes journaux et longueur textes - Columbia Journalism Review2

Mais, de fait cette tendance mesurée aux Etats-Unis semble se confirmer intuitivement à l’échelle de la presse française, même si je n’ai trouvé aucune étude pour le confirmer. L’analyse du CJR entre en résonance avec les arguments développés par les créateurs de la revue XXI qui dans leur manifeste, dénoncent la fin d’un journalisme de profondeur, en raison du diktat de la publicité notamment.

LA LONGUEUR N’EST PAS SYNONYME DE QUALITÉ

Derrière ce constat de la fin du « long-journalism » point l’argument de la fin du bon journalisme, celui qui permet de développer des explications, argumentations et points de vue complexes, seuls à même de pouvoir expliquer le monde.

Même si cette assertion est partiellement vraie, elle mérite d’être fortement nuancée. D’abord la longueur ne signifie rien en tant que telle, tout dépend de la densité du propos, comme je l’ai expliqué dans mon article « Ecriture web : la taille maximum est une hérésie« . Il me semble totalement illusoire de vouloir expliquer bien des concepts compliqués de philosophie en 1500 signes, comme la gratuité de l’oeuvre d’art selon Kant, qui doit être selon lui, l’objet d’une « finalité sans fin ».

Il me paraît compliqué d’expliquer correctement la crise grecque en un feuillet, ou alors de façon tellement raccourcie que le texte ne serait alors compris que de ceux qui connaissent déjà bien la question. C’est un peu le défaut de ces livres qui prétendent résumer de grandes questions philosophiques ou historiques en quelques centaines de pages : la synthèse n’est pas nécessairement la meilleure méthode pédagogique.

Mais a contrario, il nous est tous arrivé de tomber sur des articles ou des oeuvres « verbeuses » qui disent peu de choses avec beaucoup de mots.

Je suis le premier à déplorer cette ère d’efficacité systématique qui limite la divagation, la contemplation et la cyber-flânerie. Mais en même temps, combien de scènes longues, pesantes et inutiles dans certains films nombrilistes ? Combien de pages inutiles où l’écrivain, aussi talentueux soit-il par ailleurs, se regarde écrire ?

Je ne donnerai aucun nom tant ce sentiment est aussi partagé que subjectif. Je ne parle pas de ces moments volontairement longs qui servent un propos et une narration par cette lente montée de tension du calme précédant la tempête (cf. « Les sept samuraï », « Key Largo » ou la mythique scène d’attente du train dans « il était une fois dans l’ouest »).

Le journaliste, de la même façon, n’est pas là uniquement pour se faire plaisir. Il doit penser avant tout à son lecteur et au service qu’il doit lui rendre : d’intelligibilité, de découverte, d’émotion… Sur ce point, je suis entièrement d’accord avec Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry, auteurs du manifeste de XXI.

LA CONCISION AUSSI EST UN SERVICE AU LECTEUR

Justement, parmi les services que le journalisme doit rendre au lecteur, il y a celui de lui faire gagner du temps. Le format du mook (mélange de magazine et book) choisi par XXI, ne promeut pas ce service particulièrement. La valeur ajoutée de ce format est plus celle de la découverte, de l’expérience immersive du récit littéraire qui a besoin de temps pour installer une ambiance. Cela est très bien mais tous les formats journalistiques ne sont pas adaptés à cette longueur (voire langueur).

Il faut tenir compte des motivations du lecteurs qui sont multiples et de ses modes de réception de l’information. Le matin, les lecteurs ont plutôt tendance à s’intéresser à l’actualité chaude, récente, immédiate qui va leur permettre de se socialiser. En gros d’avoir du grain à moudre à la machine à café. Et là, il faut être efficace, bref et brut : le format dépêche d’agence froide convient tout à fait. D’ailleurs, même Mediapart, dont les articles longs sont légendaires, écrit ses brèves avec concision et efficacité.

breve-Mediapart

S’agissant du contexte de réception, de plus en plus de lecteurs consultent les informations via leur mobile, comme ces 37% de jeunes Américains. Un article de plus de 3000 mots sur de l’actualité du matin, publié entre 8h et 9h30 semble peu adapté au besoin de ce public, à ce moment là, même s’il faut sortir du cliché « mobile veut dire court ». Des retraités ou des chômeurs seront peut-être ravis de ce choix, mais il faut alors proposer une ligne éditoriale cohérente par rapport à cette cible.

Oui messieurs de XXI, on peut tourner autour du pot, mais il s’agit bien de cela et ce terme de « cible » n’est ni dévalorisant, ni sale. Il exprime depuis longtemps, et en presse magazine aussi, un besoin d’adapter le contenu aux besoins de son public qu’il faut bien tenter de cerner dans les grandes lignes, même si fort heureusement, il n’y a aucun déterminisme. Bien des gens échappent aux catégories dans lesquelles on les range, et c’est heureux !

Faire un magazine, concevoir un journal n’est pas une expérience solitaire gratuite et totalement artistique, même si l’art doit y avoir sa place. C’est un produit qui répond à des besoins, c’est pourquoi le marketing se montre utile pour définir ces attentes. Après, il incombe au directeur de la rédaction de ne pas se caler entièrement sur ces informations et d’apporter au lecteur ce qu’il demande, mais aussi ce qu’il ne demande pas. Formule que je résume par des « Haribo ET des haricots verts ».

UN CHANGEMENT DE SOCIÉTÉ QUI NÉCESSITE UNE ADAPTATION

Se plaindre du manque de longueur des articles, de la fin du cyber-flâneur, de la disparition de l’argentique ou des petits cinéma de quartier relève de la nostalgie quelque peu passéiste. Oui, le rythme global de nos existences s’est bien accéléré et la mondialisation, ainsi que la globalisation culturelle des médias, n’y sont pas étrangers. On a le droit de le déplorer, ce que je ne me gêne pas de faire sur certains papiers un peu plus philo ou sociologiques.

Ceci dit, concrètement, on n’y peut pas grand chose. Se lamenter sur la disparition d’un monde, dont on exagère rétrospectivement les vertus, par procédé classique de « cristallisation » Stendhalien, est Don-Quichottesque.

Le mieux est de voir comment s’adapter à cette nouvelle donne, pour tenter de limiter la casse. Je prétends, moi, qu’il faut adapter les formats pour séduire un jeune public qui se désintéresse de l’actualité quotidienne. Ce que fait XXI dans son domaine est tout à fait remarquable, mais il oeuvre dans le domaine magazine, et sur un certain contenu.

Sa solution correspond à un certain type de besoins et je ne crois pas un instant qu’il soit réplicable en presse d’information générale. Mais c’est une innovation qui va dans le bon sens : apporter de la valeur au lecteur (ne serait-ce que « positionnelle » : « t’as pas lu le dernier XXI ? Ouhais trop bien… »)

Dans un contexte de concurrence générale de l’attention, de sollicitations multiples entre médias (TV, presse, radio, internet), réseaux sociaux (Facebook, Twitter), activités ludiques (jeux video) ou de passion (bricolage, jardinage…), il faut faire la preuve de son service, mais le faire vite ! Nous sommes sur le bord de la voie ferrée et tentons de capter l’attention des passagers du TGV : « j’ai un truc sympa à te montrerrrrrrr…. »

Il faut tâcher, autant que faire se peut, de ne pas sacrifier le fond à la forme et de produire de l’intelligence, mais sous un emballage plus attractif. Le caractère accrocheur des titres (comme celui de cet article d’ailleurs) fait partie de cet attirail, tout comme le ton décalé ou le format plus court ou les visuels soignés. C’est ce que nous essayons de faire chez Quoi.info, AskMedia ou que tente de faire lui aussi le site citoyen Upworthy, de manière beaucoup plus radicale que nous d’ailleurs !

Tout est bon pour attirer le lecteur vers de l’intelligence et la profondeur qui feront de lui un citoyen mieux armé socio-économiquement, et plus apte à voter « en conscience ». Refuser les adaptations et se cramponner à d’anciennes recettes est une position élitiste qui laisse sur le bord de la route de nombreuses personnes.

Mais encore une fois, tout est question d’équilibre entre le fond et la forme; entre la simplification et l’amputation. On a eu ce débat autrefois lorsqu’ont été publiés les fameux profils d’une oeuvre qui font un résumé des pavés que les lycéens boudent de plus en plus. Ne pas encourager le renoncement à l’effort, mais tenir compte aussi de ceux qui n’ont pas les moyens de toutes façons de suivre, et pour qui ces résumés sont « mieux que rien ».

Ceux qui se replient derrière des chapelles de lecteurs CSP++ ne mesurent pas l’aggravation des inégalités socio-culturelles pour des franges importantes de citoyens. Produire des contenus de qualité pour une société de clercs et de jeunes individus sociologiquement favorisés est tout à fait respectable. Mais il faut aussi penser à tous les autres, et laisser les confrères tenter de trouver des solutions et de nécessaires compromis.

Cyrille Frank

Sur Twitter
Sur Facebook
Sur Linkedin

A LIRE AUSSI 

7 commentaires sur « Le « journalisme long » se perd ? Tant mieux ! »

  1. Bien obligé de partager le constat sans pour autant partager le commentaire : le raccourcissement des contenus se fait effectivement de mon point de vue au détriment de la complexité du message, ce qui est une bonne façon de sous-estimer le lecteur, comme poussent à le faire toutes les ‘consignes’ de rédaction pour le web, écrites en générale par des gens qui claironnent que leur premier lecteur, c’est Google, et que c’est pour ça qu’il faut parler simple, court, avec des mots clés. Pour ça et pour s’assurer aussi d’être compris par tout le monde, sans restriction, du docteur à la ménagère de moins de 50 ans qui n’a jamais existé que dans l’imaginaire des publicitaires.

    De fait, en suivant ces consignes, on se retrouve à gaver des oies avec des aliments simples et pré-mâchés, en leur assénant des infographies, des slogans et des phrases stéréotypées. Faire gagner du temps au lecteur, ce n’est pas nécessairement lui donner 45 infos courtes au lieu d’une longue, ça peut être aussi juste choisir la longue avec attention et la développer correctement…

    Parce que le problème est bien là, selon moi : plus les infos sont courtes, plus elles sont nombreuses. Et plus il y a de bruit, au point qu’on est obligé de trier par nombres de tweets ou de likes pour surnager dans la masse d’infos redondantes, ou 1000 personnes disent la même chose sur le même sujet : ça n’a aucun intérêt. C’est l’un des abîmes des la communication moderne : tout le monde a le droit légal de s’exprimer, tout le monde en a désormais avec Internet les moyens, et du coup, tout le monde pense avoir quelque chose à dire, moi le premier. Sauf que voilà, au bout du compte, sur les 800 news que je dois parcourir chaque semaine sur mes flux RSS, 4 vaudront seulement le coup et je ne les verrais peut-être pas à cause des 796 autres. 796 news courtes écrites par des gens qui pensent que leur travail n’est pas de choisir ce qu’il vont dire, mais de dire le plus possible, d’écrire court pour écrire beaucoup alors que le premier rôle d’un journaliste, c’est de hiérarchiser l’information qu’il va relayer.

    Quant à votre évocation des longueurs dans les films ou les livres, je pense que vous déplacer le débat. Le problème, ce n’est pas de faire ou non des longueurs, mais bien d’avoir quelque chose à dire. Peter Jackson fait des longueurs dans The Hobbit parce qu’il n’a jamais rien eu à dire dans ses films. A l’extrême, Transformers parvient à faire des longueurs avec un montage ultra-frénétique : une performance ! Voilà, écouter quelqu’un qui n’a rien à dire est toujours aussi interminable.

    Et le problème, par conséquent, si je peux me permettre de porter cet éclairage sur votre billet, ce n’est pas d’écrire court, c’est d’écrire neuf. Heureusement que les journaux dont vous parlez écrivent de plus en plus courts car ils relaient les mêmes informations de la même façon en provenance des mêmes agences de presse. On n’aura donc pas de temps à consacrer à ce bégaiement de l’actualité qui se résumera souvent à son titre, le même que celui du voisin. Lirai-je Le Monde en ligne aujourd’hui ? Pour quoi faire ? Pour relire ce que j’ai déjà lu sur l’AFP, en encore plus court ? Non, certes non. Mais si un type prend la peine de tourner sa langue dans sa bouche, de se demander si ce qu’il va dire en vaut vraiment la peine, et prend le temps de me l’expliquer, je serai sans doute son lecteur…

    Le problème, c’est que dans ce merdier, il est dur à trouver le bougre et comme il voudra à un moment gagner sa vie, on lui expliquera que la première chose qu’il doit faire, c’est d’écrire court pour faire de la page vue…

  2. Bonjour Arnaud,

    C’est amusant, je pense après réflexion que mon titre est très mauvais. Comme il est volontairement provocateur, c’est le sens que certains lecteurs retiennent. Alors que je l’ai conçu comme un moyen d’illustrer la nécessaire titraille pour attirer le chaland vers de la complexité.

    Ce que je dis est beaucoup plus mesuré que le titre ne le laisse entendre, et je crains que vous ne me lisiez en diagonale. je ne dis pas autre chose que vous : tout dépend du propos et le plus important pour moi c’est la densité de l’information pas sa longueur. Puis son adaptation aux usages : le bon format, au bon lecteur, au bon moment.

    Non, aujourd’hui, on ne peut se permettre d’avoir une info au lieu des 5 ou 10 importantes de la journée (45, vous y allez un peu fort ! A part les pros de l’information, personne ne lit autant d’infos par jour). Les lecteurs sont demandeurs e cette diversité d’infos, car c’est un outil de socialisation : de quoi on va parler à la machine à café.

    Mais ce besoin est complémentaire d’un besoin de sens et là je vous rejoins sur la longueur. Lisez mon papier http://www.mediaculture.fr/2011/01/03/la-presse-doit-repondre-aux-motivations-plurielles-de-ses-lecteurs/ , vous comprendrez ce que je veux dire.

    S’agissant de votre point sur les films, oui là encore nous sommes d’accord : « avoir quelque chose à dire », que je formule en qui « sert un propos et une narration ». Etes-vous sûr de m’avoir bien lu ? 😉 D’accord avec la notion de longueur décorrélée du rythme, bon exemple avec les Transformers.

    Ecrire neuf, je suis d’accord, ou plutôt : se différencier et choisir un créneau où l’on est le meilleur. XXI a choisi le mook de découverte, de reportage long, parfait. Nous avons choisi la pédagogie, le Monde et le New York Times l’analyse plus exhaustive… tous ces formats sont respectables. Ce que je regrette comme vous, c’est la redondance, la caisse de résonance média.

    Non, la page vue n’a plus aucune valeur, c’est fini. Arrive le temps de la nécessaire qualité et de la distinction éditoriale, mais la question est qui va les financer ? Et qui va évangéliser les agences et annonceurs pour leur faire comprendre que l’engagement, le temps passé ont plus de valeur que la couverture te la puissance ?

    Merci de votre commentaire intéressant et riche !

    Cordialement

    Cyrille

  3. Eh bien merci de votre réponse ! J’avais effectivement pris le temps de lire votre article mais pas le reste du site que je m’empresse de bookmarker et d’ajouter à mes flux de veille. Si je suis monté gentiment au créneau, c’est sans doute à cause de certains passages un peu provoc, même si relativisés, il est vrai, dans le reste de l’article.

    Il se trouve que je suis moi-même en train d’écrire un article sur ‘les fameuses bonnes pratiques de la rédaction pour le web’ et qu’en ce moment, à cause de cela, il ne faut pas trop longtemps agiter un chiffon rouge devant mes yeux pour que j’entre dans l’arène. Désolé donc, si j’ai paru mal interpréter vos propos. Et ravi de vous avoir découvert.

    1. Merci beaucoup !

      ravi de vous compter parmi mes lecteurs et faites-moi parvenir votre article quand il sera fini, ce sont des sujets qui m’intéressent beaucoup…

      A très vite !

      Cyrille

  4. Ping : Le blog est mort, chronique d’un convaincu… #billet #humeur #avenir #internet #podcast | Le blog de Vincent Touati

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *