La presse doit changer de ligne, de rapport au lecteur, d’organisation… si elle veut survivre !

La presse va mourir, nous dit-on. L’argent ne rentre plus, elle peine à se renouveler, à retisser des liens avec ses lecteurs, à réapprendre à écrire (et à vérifier ses informations). C’est en partie vrai, en partie faux. La prédiction autant que les solutions préconisées.

6 mars 2020 – Deux séries de chiffres, publiées à quelques semaines d’intervalle, plaident pour un regain d’énergie des médias, qu’ils soient petits ou plus grands : la croissance des abonnements numériques et le dernier classement de l’ACPM du nombre de visiteurs pour le mois de janvier.

Le premier raconte la vivacité des grands médias à “attraper de l’abonné”, le second que beaucoup de gens sont venus visiter “les médias” en janvier (avec une comparaison d’un mois sur l’autre, et non d’une année sur l’autre qui aurait un peu plus de sens).

Alors oui, certains titres, qui, à grand renfort de levée de fonds ou de recapitalisation renflouent leurs caisses, vont bien finir, un jour, par mourir.

Quand l’État prendra à bras le corps la question des subventions, des monopoles qui n’en sont plus, tels les AJL autrefois réservées à la presse papier et depuis quelques semaines sont ouvertes aussi à la presse en ligne, la survie de titres dont le modèle économique repose parfois exclusivement sur ces subsides étatiques ne sera plus garantie. Ils sont rares, mais quand même. Fin de la parenthèse.

Tous les autres ou presque, peuvent survivre. S’ils entament une longue introspection consistant en un questionnement de leur fonctionnement, leurs avancées en matière de modèle économique, l’emballage de leurs produits, et leurs produits eux-mêmes.

Les usages ne sont plus les mêmes qu’il y a vingt ans, les publics ont changé, les attentes aussi, sans parler de la façon dont, aujourd’hui, sont perçus les médias.

Loin d’être une tarte à la crème, le baromètre La Croix est fort éclairant sur ce point : « Les médias traditionnels, et plus particulièrement la télévision, sont de moins en moins des références en matière d’information. » Et je ne parle même pas de la notion de confiance.

Des chiffres biaisés et mal utilisés

Que ça plaise ou non aux vieux briscards, la manière dont on consomme l’information a évolué à vitesse grand V ces vingt dernières années. Les enjeux ne sont plus uniquement ceux du papier, mais ils recouvrent aussi la captation d’un public volage, moins attaché à une marque qu’auparavant.

Dans ce combat, l’indicateur ‘audience’ revêt un caractère bien singulier, celui qui va guider bon nombre de comportements, parfois à tort. En drainant de la masse, on croit pouvoir capter du chiffre d’affaires, qu’il s’agisse de la publicité ou des abonnements. Mais, loin d’être un moteur, la façon dont les chiffres sont utilisés est un frein majeur à l’innovation – à la sortie de l’ornière devrais-je dire.

Si la communication des statistiques soutient des initiatives ou sujets en interne ici (Contexte) ou là (Le temps), celle que l’on brandit dans des classements ACPM n’est que guerre intestine.

D’abord parce que tout le monde connaît les techniques diverses et variées pour gonfler les chiffres : refresh automatique de la page – 29 minutes pour un site d’information national de service public ; 10 (!) pour un site de PQR, mais aussi ajout des sous-domaines de conjugaison pour plusieurs journaux de PQN. Ou encore les “faux” diaporamas qui dopent les pages vues. « And so what ? » Que racontent ces chiffres ?

D’aucuns me diront que c’est pour récupérer du CA pub. Certes, mais quand les chiffres dictent la ligne et que les journalistes se dopent l’égo à grand renfort de millions de visites, les yeux rivés sur Chartbeat, quelle mission avons-nous rempli si ce n’est celle de la satisfaction personnelle ? Quels sujets avons-nous couverts ? Et surtout, quel service avons-nous rendu ? Je ne vous parle même pas ici de la distinction nécessaire qu’il faudrait faire entre médias (de service) publics et médias privés.

Ce que ça entraine : une course au clic, même pour les médias dont le chiffre d’affaires, donc, ne dépend ni de l’abonnement, ni de la publicité. Ces mêmes médias, qui, éditorialement, ont un droit inaliénable d’élever le niveau de leur production et de produire des contenus de service public – il ne me semble pas que parmi les raisons d’être d’une locale de service public figure de lister l’ensemble des morts de la route à mesure qu’ils ont lieu. Même si ça fait exploser les records d’audience, et oui.

Me vient à l’esprit une réflexion qu’un journaliste me faisait des statistiques du site pour lequel il travaille : leur site n’est presque pas consulté par leurs abonnés, non, ce que les abonnés lisent c’est la newsletter quotidienne, véritable produit éditorial, accessible uniquement aux abonnés.

Le média, certes spécialisé, engrange des millions d’euros d’abonnement tous les ans avec des chiffres de visites qui feraient rougir de honte les têtes (privées) du classement ACPM. Ces têtes, rappelons-le, vendent des espaces publicitaires et des abonnements et ont un besoin impérieux de prouver au secteur qu’ils sont assis sur un tas d’or.

Soyons radicaux : jetons ces indicateurs pour en construire d’autres et ne relayons plus les classements, y compris et surtout quand ils sont déclaratifs ou qu’ils jouent sur l’agrégation de plusieurs URLs bien référencées. Remettons les contenus au centre : qu’apportent-ils aux lecteurs ? Quelle est leur valeur ajoutée pour les internautes ? Ont-ils un aspect « service » ?

Toutes ces questions trouvent leur réponse dans une consultation régulière des internautes et lecteurs.

Médias et citoyens, dont vous pouvez trouver la synthèse sur le site de Bluenove, raconte à bien des égards ce que certains tentent de faire appliquer dans leurs services, parfois vainement.

Voici la liste des enseignements du débat, je vous laisse seul juge :

– Respect des faits et de l’indépendance
– Plus de fond et de temps (dont slow journalism !)
– Une info plus locale
– Neutralité des médias
– Co-construction…

Ne feignons pas la surprise, ce sont des données qui n’ont pas assez été prises en compte bien qu’ânonnées depuis des années par nos lecteurs, dans les commentaires, sur Facebook, directement dans les boîtes mails des médiateurs. Rapprochez-vous de vos lecteurs et écoutez-les vraiment, (r)ouvrez les portes des rédactions.

De l’habillage de l’info inutile

Le clic à tout prix et la peur du lendemain illustre une autre course de « poulet sans tête » : l’innovation. Il y a quelques années (déjà !) chacun y allait de son Facebook live, tous médias confondus. Y compris ceux qui ne possédaient aucune compétence particulière.

Certains ont tiré leur épingle du jeu – je pense aux vidéos du Monde qui a fait de sa cellule vidéo une vraie équipe d’experts, en dimensionnant correctement les équipes. Les podcasts d’aujourd’hui ne sont que les Facebook live d’hier : on se concentre sur un format avant de penser au fond que l’on va proposer aux lecteurs, potentiels abonnés ou visiteurs.

On ripoline, on lance une newsletter thématique (un agencement des articles publiés sur une thématique sur un site, laquelle reprend les articles du papier et la boucle se boucle), mais au fond, on ne se pose pas la question de la valeur ajoutée du produit que l’on lance et du service que l’on rend. Et des raisons qui nous poussent à le faire.

Prenons un exemple (bon) : celui du JDD et de son journal de demain, une newsletter quotidienne avec une vraie personne qui nous parle. L’information est hiérarchisée, elle est qualifiée, elle répond à un potentiel besoin (résumer l’actualité).

Prenons-en un autre (moins bon) : la newsletter automatique de n’importe quel autre site d’information, avec le top 3 des articles les plus lus dans une catégorie déterminée et les 5 papiers en une du site. Ici, l’information, en plus de d’être énergivore, est parcellaire et arbitraire – ce sont les 5 derniers articles publiés, mais quand le site en a publié 20 en 24 heures, quel est le sort réservé aux 15 autres ? Éditorialement, à quel besoin répond-elle ?

L’on peut rétorquer que l’essentiel est que l’internaute clique sur un lien et arrive sur le site. Peut-être, mais est-ce ainsi qu’on tend la main à un lecteur ? Est-ce de cette façon qu’on va transformer un prospect en abonné ? Ou en internaute fidèle et repu ? Que propose-t-on aux lecteurs ?

Une organisation à repenser

Pour répondre aux questions, impossible de faire l’impasse sur une refonte globale des organisations et du mode de fonctionnement en interne. Les ressources humaines doivent être visionnaires et capables de décisions, tant sur le plan de la formation continue que sur le plan de l’embauche.

Parce qu’un média est une entreprise, comme n’importe quelle entreprise, le projet d’ensemble doit être clair et défini avec les équipes. Sous-entendu, savoir accompagner les salariés dans la transformation numérique tout en sachant (pouvant ?) taper du poing sur la table. Sans ça, les innovations n’iront pas jusqu’où elles peuvent aller, et la reconquête du public semble bien périlleuse.

La presse n’avait aucune raison d’échapper aux bouleversements occasionnés par le numérique. Mais le constat n’a rien de nouveau et il est encore temps de redresser la barre : en décloisonnant les services – le marketing, ce n’est pas sale ! – mais aussi en établissant une stratégie numérique claire. Et il est essentiel de construire ces lignes directrices avec les journalistes, lesquels doivent remettre en question certaines de leurs pratiques.

Pour ça, il faut que les grandes lignes en question aient du sens. Une radio doit-elle alimenter une chaîne Youtube ? Si oui, quels éléments doit-elle proposer aux internautes ? Une chaîne de télévision a-t-elle vocation à lancer son propre podcast ? Un journal de presse hebdomadaire régional a-t-il un intérêt quelconque à alimenter un site d’extraits de ses articles issus du papier ? Aucune question n’est idiote et aucune n’a vocation à se trancher sur un coin de table.

Si la réponse à « une radio doit-elle alimenter une chaîne Youtube » est oui, alors il faut défendre l’intérêt pour le lecteur et l’expliquer aux journalistes qui y contribuent. Si le choix est fait pour un média local de supprimer sa page Facebook au bénéfice d’un autre canal, alors il faut avoir déroulé sa stratégie et préparé le plan B « choix d’un autre canal ». Aucune réponse n’est idiote non plus.

Pour ça, il faut prendre du temps, il faut interroger les équipes, restituer les éléments, les croiser avec des études chiffrés antérieures, des études d’autres pays avec un marché et une culture similaires. Avec en trame de fond, les choix éditoriaux indissociables de la définition d’une stratégie autour d’un produit, fusse-t-il le média en totalité ou une déclinaison ou encore un sous-produit.

Une transformation numérique terminée (LOL)

Ici ou là, j’ai entendu que le numérique avait pénétré les rédactions, que c’était déjà une priorité pour les décideurs. Et puis j’ai aussi entendu le forcing pour faire passer des équipes au « digital first », en les projetant dans un univers inconnu et terrifiant.

J’ai aussi entendu l’assertion dans des médias locaux chez qui – au rouleau compresseur, l’on assène cette vérité – quand en réalité, une partie des équipes méprise encore le médium, le tenant à distance comme un rat mort, le nez bouché et les yeux plissés de dégoût.

Ici ou là, des petites mains s’épuisent à porter le numérique, seul(s). Les choses ont changé, mais il n’est pas juste, ni vrai, de déclarer l’avènement du support dans les rédactions : il ne suffit pas de faire des stories pour embarquer des êtres humains dans l’aventure, qui rappelons-le, est non seulement incertaine et techniquement connotée, mais aussi quelquefois aux mains de DSI qui ne permettent pas toujours de changer de moteur de recherche par défaut dans les navigateurs. Ici ou là, j’entends que la transition numérique est terminée. Méfions-nous du revers de bâton : ce mantra n’est qu’une façade.

Des marques vont faire mieux que nous et avec plus d’argent. Ou des amateurs avec bien plus d’agilité.

Alors on fait quoi ?

  • On se ressaisit, on continue, on ne baisse pas les bras, on se pose la question de ce pour quoi on travaille dans les médias, on gagne en humilité – nous ne sommes que gens des médias – et on ne « lâche rien ».
  • On accompagne les rédactions, les managers, on leur sort la tête de l’eau, on leur permet de retrouver le recul nécessaire à la fabrication de l’information.
  • On met en valeur et on duplique les bonnes idées (si tant est qu’elles correspondent à notre public !), on tend la main à un potentiel concurrent, on continue de recréer du lien avec les lecteurs.
  • On arrête de se servir du gratuit trash pour appâter le chaland – à force de quantifier l’audience, on a oublié qu’elle n’était pas qualifiée.

Claire BERTHÉLÉMY

Consultante – spécialiste transition numérique et stratégie médias.

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Photo credit: Curtis Gregory Perry on Visual Hunt / CC BY-NC-SA

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